— Heureux de vous l’entendre dire. Que vous êtes trop fier. Il faudrait plus de types comme vous dans ce pays. Allez jusqu’au bureau de la sécurité sociale. Demandez-leur de vous établir une nouvelle carte. Ils le feront, même si vous ne vous souvenez pas du numéro de celle que vous avez perdue. Ensuite, revenez me voir et mettez-vous au travail. Mmm… Je vais vous inscrire tout de suite sur la feuille de paie.
— C’est très aimable de votre part. Le bureau de la sécurité sociale, où se trouve-t-il ?
Sur ses indications, je me suis donc rendu jusqu’au building fédéral et j’ai raconté à nouveau les mêmes mensonges en brodant dans la stricte limite du nécessaire. La jeune dame très sérieuse qui délivrait les cartes a insisté pour me faire toute une conférence sur la sécurité sociale et son fonctionnement. Elle l’avait apparemment apprise par cœur. Je suis prêt à parier qu’elle n’avait jamais eu un « client » (ce fut son propre terme) aussi attentif. Tout cela, il faut le dire, était si nouveau pour moi !
Je lui ai donné le nom d’« Alec L. Graham ». Ce n’était pas l’effet d’une décision consciente. Je m’étais servi en fait de ce nom depuis des semaines et j’y répondais par réflexe. Ce qui me mettait dans une position plutôt difficile pour dire : « Excusez-moi, mademoiselle, mon nom est en fait Hergensheimer. »
J’ai commencé mon travail. Pendant la pause de quatre à six, je suis retourné à la mission. Où j’ai appris que Margrethe, elle aussi, avait trouvé un emploi.
Il était temporaire : trois semaines. Mais il tombait au bon moment. La cuisinière de la mission n’avait pas pris de vacances depuis plus d’un an et elle voulait aller à Flagstaff rendre visite à sa sœur qui venait d’avoir un bébé. Margrethe la remplaçait donc et elle avait aussi hérité sa chambre, pour un temps.
Et, pour un temps, frère et sœur Graham étaient merveilleusement bien.
14
J’ai encore vu sous le soleil que la course n’est point aux agiles ni la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages, ni la richesse aux intelligents, ni la faveur aux savants, car tout dépend pour eux du temps et des circonstances.
Dites-moi, je vous prie, pourquoi il n’existe pas une école philosophique de la plonge ? Les conditions y seraient idéales pour s’abandonner aux délices de la quête de l’inscrutable. Le travail occupe tout le corps tout en n’exigeant presque rien du cerveau. Je disposais de huit heures par jour pour tenter de découvrir les réponses à certaines questions.
Quelles questions ? Toutes, en fait. Cinq mois auparavant, j’étais un professionnel prospère et respecté au sein d’une des plus réputées des professions. Dans un monde que je comprenais parfaitement, du moins le croyais-je alors. Aujourd’hui, je n’étais plus sûr de rien et je n’avais plus rien.
Faux : j’avais Margrethe. C’était une richesse qui aurait suffi à tout homme, et je ne l’aurais pas échangée contre tous les trésors de Cathay[15]. Mais Margrethe elle-même représentait un contrat que je ne pouvais encore remplir. Aux yeux du Seigneur, je l’avais prise pour épouse… mais je ne subvenais pas à ses besoins.
Oui, j’avais trouvé du travail, mais elle pourvoyait seule à ses besoins. Lorsque M. Cowgirl m’avait embauché, je n’avais nullement été découragé par l’annonce d’un salaire « très bas » et « sans augmentation ». Douze dollars et cinquante cents par jour, c’était, pour moi, une somme rondelette. Après tout, il y avait pas mal d’hommes à Wichita (mon Wichita, dans un autre univers) qui élevaient leur famille avec douze dollars et demi par semaine.
Je n’avais pas pris conscience qu’avec vingt-deux dollars cinquante, ici, on ne pouvait même pas s’offrir un sandwich au thon dans le restaurant où je travaillais. Dans un restaurant bon marché, peut-être. J’aurais eu moins de mal à m’habituer à l’économie de ce monde étrange mais un peu connu de moi si la monnaie avait porté un nom moins familier, s’il s’était agi de shillings, par exemple, ou de soles, de sequins, de sesterces… N’importe quoi, mais pas des dollars. J’avais grandi avec la certitude qu’un dollar représentait une fraction appréciable de richesse. Je n’acceptais pas aisément l’idée qu’un salaire de cent dollars par jour vous plaçait au seuil de la pauvreté.
Vingt-cinq dollars de l’heure, cent par jour, cinq cents par semaine, vingt-six mille dollars par an. Le seuil de pauvreté ? Ecoutez-moi bien. Dans le monde où j’ai grandi, cela représente une fortune qui dépasse les rêves des plus avares.
S’habituer aux prix et aux salaires en dollars qui ne sont pas vraiment des dollars était l’exercice le plus simple de ce problème d’ubiquité posé par une économie aussi étrange. Le plus difficile était de savoir comment s’y prendre, comment surnager, comment gagner notre vie, pour moi et mon épouse, mais aussi pour notre enfant, si j’avais bien su deviner. Et ce, dans un monde où je n’avais pas de diplômes, pas de formation particulière, pas d’amis, pas de références, aucun dossier de quelque sorte que ce soit. Alec, mon ami, sincèrement et devant Dieu, à quoi es-tu bon ? A quoi, sinon à faire la vaisselle ?…
Rien qu’en réfléchissant à ce problème, j’étais capable de laver une hauteur de phare d’assiettes et de plats. Il fallait que je trouve une solution. Aujourd’hui, je lavais sans doute de bon cœur la vaisselle… mais il faudrait bientôt que je trouve une solution pour ma bien-aimée. Un salaire minimal ne nous suffirait pas.
Et ainsi, nous en arrivions à la question primordiale : Doux Seigneur Dieu Jéhovah, que signifient ces prodiges et ces signes que Tu as mis sur le chemin de Ton serviteur ?
Il vient toujours un temps où le plus fidèle des adorateurs doit se redresser et traiter avec le Seigneur en termes nets et pratiques. Seigneur, dis-moi ce que je dois croire ! Sont-ce là les merveilles et les signes trompeurs contre lesquels Tu nous as mis en garde, envoyés par l’antéchrist pour séduire les élus ?
Ou bien sont-ce les vrais signes des derniers jours ? Allons-nous entendre Ton Cri ?
Ou bien suis-je aussi fou que Nabuchodonosor, et ces manifestations sont-elles simplement les émanations de mon esprit dérangé ?
Si l’une de ces réponses est vraie, les deux autres, alors, sont fausses.
Comment puis-je choisir ? Seigneur Dieu des Armées, en quoi T’ai-je offensé ?
En regagnant la mission un soir, je vis une inscription sur un panneau qui pouvait être prise comme une réponse directe à mes prières : LES MILLIONS DE VIVANTS NE MOURRONT JAMAIS. Le panneau était porté par un homme. Un petit enfant l’accompagnait et distribuait des feuilles de papier autour de lui.
Je me forçai à ne pas en accepter une. J’avais lu cette inscription bien des fois durant toute ma vie, mais j’avais depuis longtemps réussi à éviter les Témoins de Jéhovah. Ils sont tellement obstinés, entêtés, qu’il est impossible de travailler avec eux, alors que notre Ligue Morale des Eglises est, par nécessité, une association œcuménique. Dans l’action politique aussi bien que dans la quête (tout en évitant, bien sûr, l’hérésie) il faut se garder des querelles sur les points les plus futiles de la doctrine. Les théologiens tatillons qui coupent les mots en quatre sont la mort de toute organisation efficiente. Comment travailler à un labeur pratique dans les vignes de Notre-Seigneur si cette secte affirme qu’elle est seule à connaître la Vérité, l’unique Vérité, rien que la Vérité, et que tous ceux qui sont en désaccord sont des hérétiques voués aux flammes de l’Enfer ?