Impossible. Nous ne les avions donc jamais acceptés au sein de la Ligue.
Pourtant… Ils avaient peut-être raison cette fois-ci.
Ce qui m’amène à la plus urgente de toutes les questions : comment ramener Margrethe dans la voie du Seigneur avant le Cri et la Trompette.
Mais « comment » dépend de « quand ». Les théologiens prémillénaristes sont en grave désaccord entre eux quant à la date de la Dernière Trompette.
Je me réfère à la méthode scientifique. A tout point critique il existe toujours une réponse certaine : consulter la Bible. Et c’est ce que j’ai fait. Je vivais dans une mission de l’Armée du Salut et je pouvais sans difficulté emprunter une bible. Je l’ai relue encore et encore… et j’ai compris pourquoi les prémillénaristes divergeaient tant à propos des dates.
La Bible est la parole littérale de Dieu : qu’il n’y ait aucun doute à ce propos. Mais jamais le Seigneur ne nous a promis que Sa parole serait facile à lire.
Sans cesse, Notre-Seigneur – et Son incarnation en tant que fils, Jésus de Nazareth – promet à ses disciples que leur génération (le premier siècle après le Christ) verra Son retour. Ailleurs, et bien des fois encore, Il promet qu’il reviendra après qu’un millier d’années seront passées… ou bien est-ce deux mille… ou encore une autre durée, après que l’Evangile aura été prêché à tous les hommes de tous les pays.
Quelle est la vérité ?
Elle est partout si vous savez bien la déchiffrer. Jésus est bel et bien revenu durant la génération de Ses douze disciples, c’est-à-dire la première Pâque, jour de Sa résurrection. Ce fut le Premier Avènement, absolument nécessaire car il prouvait qu’il était bien le Fils de Dieu et Dieu Lui-même. Il est revenu après mille ans et, dans Son infinie miséricorde, Il a voulu que Ses enfants se voient accorder une autre grâce, une nouvelle période d’épreuves, plutôt que de devenir des pécheurs voués aux abîmes ardents de l’Enfer. Car Sa Miséricorde est infinie.
Ces dates sont difficiles à déchiffrer, et on le conçoit bien, puisque jamais Son intention ne fut d’encourager les pécheurs à poursuivre sur le chemin du péché sous prétexte que le jour de l’expiation était reporté. Par contre, ce qui est précis, exact et indiscutable, répété encore et encore, c’est qu’il espère que chacun de Ses enfants vivra chaque jour, chaque heure, chaque battement de son cœur comme si ce devait être le dernier. Quel est alors le terme de cet âge ? Pour quand le Cri et la Trompette ? Le jour du jugement ? Maintenant ! Il n’y aura pas d’avertissement. Pas de répit pour la contrition du mourant. Il vous faut vivre en état de grâce permanent… ou alors, quand le moment surviendra, vous serez précipités dans le lac de feu pour y brûler et y souffrir l’éternité durant.
Ainsi se lit la parole de Dieu.
Et, pour moi, c’est la voix du jugement. Je ne bénéficiais d’aucune période de grâce pour tenter de ramener Margrethe dans le troupeau… puisque le Cri pouvait retentir ce jour même.
Que faire ? Que faire ?
Pour le mortel, lorsqu’un problème est insurmontable, il n’y a qu’une chose à faire : en parler au Seigneur par la prière.
Et c’est ce que j’ai fait, sans répit. Les prières reçoivent toujours une réponse. Mais, pour cela, il faut savoir la reconnaître… et il se peut que ce ne soit pas la réponse que vous attendiez.
Entre-temps, il convient de rendre à César ce qui appartient à César. Bien entendu, j’avais opté pour six jours de travail par semaine plutôt que cinq ($ 31 200 par an !) puisque j’avais besoin du moindre sequin. Margrethe et moi avions besoin de tout. Et particulièrement de chaussures. Celles que nous avions portées lorsque le désastre s’était abattu sur Mazatlan avaient été de bonne qualité, des chaussures de paysans. Mais il avait suffi de deux jours de fouille dans les décombres pour en venir à bout et elles étaient bonnes à jeter. Donc, il nous fallait d’autres chaussures, au moins deux paires chacun, l’une pour le travail et l’autre pour le dimanche.
Et nous avions évidemment besoin d’autres choses encore. J’ignore ce qu’il faut exactement à une femme mais c’est apparemment plus compliqué que pour un homme. Il fallut que j’oblige Margrethe à prendre de l’argent pour aller s’acheter ce dont elle avait besoin. Pour ma part, mes désirs n’allaient pas plus loin que des chaussures neuves et un pantalon de treillis. J’y ajoutai aussi un rasoir et je me fis couper les cheveux à l’école de coiffure, tout près de la mission. Ça ne coûtait que deux dollars si on était prêt, toutefois, à se livrer aux mains d’un jeune apprenti, ce que je fis. Margrethe examina le résultat et déclara avec gentillesse qu’elle pensait pouvoir faire aussi bien elle-même. Ce qui nous économisa deux dollars pour sa coupe. Ultérieurement, elle reprit les ciseaux et limita quelque peu les dégâts commis par le jeune apprenti sur ma pauvre tête… Dans l’avenir, je ne me risquai plus jamais chez un coiffeur.
Mais le fait d’économiser deux dollars ne nous épargna pas une perte bien plus importante. J’avais très honnêtement pensé, lorsque M. Cowgirl m’avait embauché, que je gagnerais cent dollars par jour de travail.
Mais ce ne fut pas ce qu’il me paya et sans la moindre duperie. Laissez-moi vous expliquer.
Je finis ma première journée de travail fatigué mais satisfait. Je veux dire que je n’avais jamais été aussi content depuis le jour du tremblement de terre, puisque le bonheur est relatif. Je m’arrêtai à la caisse. M. Cowgirl était là, occupé à ses comptes de la journée. Le grill venait de fermer. Il leva les yeux sur moi.
— Comment ça s’est passé, Alec ?
— Très bien, monsieur.
— Luke me dit que vous vous débrouillez bien.
Luke était un énorme Noir. Il était aussi chef cuisinier et c’était lui mon patron direct. En fait, il s’était contenté de me montrer où se trouvaient les choses et de s’assurer que je savais bien ce qu’on attendait de moi.
— Je suis heureux de l’entendre, ai-je dit poliment. Luke est un très bon cuisinier.
Pour mon estomac, ce lunch-breakfast qui était la prime unique de la journée était déjà de l’histoire ancienne. Luke m’avait expliqué que les employés pouvaient commander tous les plats du menu sauf les côtelettes et les steaks et qu’aujourd’hui je pouvais avoir droit à n’importe quel accompagnement si je choisissais le ragoût ou les boulettes de viande.
J’avais opté pour les boulettes parce que la cuisine sentait bon et qu’elle avait l’air propre. Les boulettes de viande vous en disent plus long sur un cuisinier que la façon dont il grille un steak. J’ai pris des légumes mais pas de ketchup.
Luke m’a donné une part généreuse de tarte aux cerises et il y a ajouté un jet de crème glacée à la vanille… ce à quoi je n’avais pas droit, puisque c’était ou l’un ou l’autre.
— Luke dit rarement du bien des Blancs, poursuivit mon patron, et jamais d’un Chicano. Tu dois donc faire l’affaire.
— Je l’espère.
Je commençais à être quelque peu agacé. Certes, nous sommes tous les enfants du Seigneur mais c’était bien la première fois dans mon existence que l’opinion d’un Noir sur mon travail avait quelque importance. Tout ce que je voulais, c’était recevoir ma paie et retourner très vite chez nous auprès de Margrethe, je veux dire à l’Armée du Salut.
M. Cowgirl croisa les mains et se tourna les pouces.
— Vous voulez être payé, n’est-ce pas ?
J’ai dominé mon irritation croissante.
— Oui, monsieur.