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Ça non plus, je ne le comprenais pas, mais je gardai quand même le talon comme il me le demandait.

En dépit du choc que j’avais éprouvé en apprenant qu’une moitié ou presque de mon salaire s’était évaporée avant même que je l’aie touchée, la vie de chaque jour s’était améliorée. Entre Margrethe et moi, il nous restait quatre cents dollars par mois que nous pouvions convertir en vêtements et autres nécessités. Théoriquement, son salaire était le même que celui de la cuisinière qu’elle remplaçait, c’est-à-dire vingt-deux dollars de l’heure pour vingt-quatre heures par semaine, ce qui faisait cinq cent vingt-huit dollars.

En fait, elle avait eu droit aux mêmes déductions que moi, ce qui réduisait sa paie à moins de deux cent quatre-vingt-dix dollars pour la semaine. Théoriquement, encore une fois. On avait déduit cinquante-quatre dollars pour le logement. C’était plutôt correct, me dis-je après réflexion, et quand j’eus connaissance des loyers. Plus que correct, en vérité. Il y avait aussi cent cinq dollars pour les repas de la semaine. Tout d’abord, le frère McCaw nous avait inscrits pour cent quarante dollars par semaine pour les repas. Il nous avait ouvert ses livres afin de nous prouver que Mme Owens, la cuisinière en titre, avait toujours payé dix dollars par jour pour ses repas… Donc, à deux, nous arrivions à cent quarante dollars.

Je reconnus que c’était juste (j’avais consulté les prix des menus au Ron’s Grill) mais seulement en théorie. Mais mon repas le plus solide, je le prenais à mon travail, et nous établîmes un compromis sur la base de dix par jour pour Marga, la moitié pour moi.

C’est ainsi que Margrethe, à partir d’un salaire brut de cinq cent vingt-huit dollars, finissait par toucher cent trente et un dollars net.

A condition de pouvoir les toucher. Comme la plupart des Eglises, l’Armée du Salut vivait au jour le jour, et quelquefois c’était la nuit.

Malgré tout, nous arrivions à nous en tirer et la situation s’améliorait de jour en jour. A la fin de cette première semaine, nous avions acheté des nouvelles chaussures pour Margrethe. Elles étaient de première qualité, très élégantes, et nous les avions trouvées en solde chez J.C. Penney à deux cent soixante-dix-neuf dollars quatre-vingt-dix alors que leur prix de départ était de trois cent cinquante dollars.

Bien sûr, elle avait protesté parce que je n’avais même pas encore acheté de nouvelles chaussures pour moi. Je lui fis alors remarquer que j’aurais encore plus de cent dollars de disponibles la semaine prochaine que je pourrais consacrer à l’achat desdites chaussures, et si elle voulait bien me mettre la somme de côté pour que je ne sois pas tenté… Elle accepta solennellement.

Le lundi suivant, donc, nous avons réussi à me trouver des chaussures encore moins chères : des surplus de l’armée, très confortables et solides, qui valaient mieux que tout ce que j’aurais pu trouver dans un magasin de chaussures. (J’avais décidé de ne plus me préoccuper de chaussures habillées jusqu’à ce que j’aie résolu tous les autres problèmes. Rien de tel, d’ailleurs, que de se retrouver pieds nus pour comprendre les réelles valeurs du monde.) Ensuite, nous sommes allés rôder dans les soldes de vêtements et nous avons acheté une robe et une tenue de bain pour Marga, plus un pantalon pour moi.

Margrethe manifesta le désir de me voir acheter d’autres vêtements. Après tout, il nous restait presque soixante dollars. Mais j’ai protesté.

— Pourquoi, Alec ? Tu as autant que moi besoin de t’habiller… Et pourtant, nous avons presque tout dépensé pour moi. Ça n’est pas juste.

— Nous avons dépensé pour le strict nécessaire. La semaine prochaine, si Mme Owens revient, tu n’auras plus de travail et il faudra que nous déménagions. Du moins, je pense qu’il le faudra. Alors, gardons nos économies pour le ticket de bus.

— Mais nous irons où, chéri ?

— Au Kansas. Ce monde nous est étranger, à toi comme à moi. Pourtant, il nous est aussi familier : il a la même langue, la même philosophie, la même géographie et la même histoire, du moins en partie. Je ne suis qu’un plongeur, et je ne gagne pas assez pour subvenir à tes besoins. Mais j’ai la certitude que le Kansas – je veux dire le Kansas de ce monde-ci – sera tellement semblable à celui où je suis né que je serai mieux à même de me tirer d’affaire.

— J’irai où tu iras, mon bien-aimé.

La mission se trouvait à presque deux kilomètres du Ron’s Grill. Plutôt que d’essayer de rentrer à la « maison » pendant la pause de six à huit, je passais généralement mon temps libre, après avoir mangé, à la bibliothèque du centre ville, pour essayer d’y glaner le maximum d’informations. Avec les journaux que les clients abandonnaient quelquefois au restaurant, c’était ma principale source de rééducation.

Dans ce monde-ci, M. William Jennings Bryan avait effectivement été président et son influence bénéfique nous avait tenus à l’écart de la Grande Guerre européenne. Il avait ensuite proposé ses offices pour une paix négociée. Le traité de Philadelphie avait plus ou moins redonné à l’Europe son apparence d’avant 1913.

Après Bryan, aucun des présidents ne m’était connu. Ils n’appartenaient pas plus à mon monde qu’à celui de Margrethe. Mais là où je fus vraiment stupéfait, c’est en découvrant le nom du président en exercice : Sa Très Chrétienne Majesté, John Edward II, Président héréditaire des Etats-Unis et du Canada, duc de Hyannisport, comte de Québec, défenseur de la foi, protecteur des humbles, maréchal en chef du Corps de la Paix.

Je regardai longuement la photo qui le représentait en train de poser une première pierre, quelque part dans l’Alberta. Il était de haute taille, les épaules larges, très bel homme, et portait un uniforme de parade avec un nombre de médailles suffisant pour le protéger de la pneumonie. En examinant son visage, je me suis posé une question :

« Est-ce que tu oserais acheter une voiture d’occasion à ce type ? »

Mais, plus j’y réfléchissais, plus cela me paraissait logique. Les Américains, durant les deux siècles et quart où ils avaient été une nation séparée, avaient eu la nostalgie de la royauté dont ils s’étaient débarrassés. A la moindre occasion, ils versaient des larmes de tendresse sur les rois européens. Les citoyens les plus fortunés n’avaient qu’une pensée : faire épouser leurs filles par des mâles de sang royal, et même par des princes de Georgie – un « prince », en Georgie, étant le fermier qui a le plus gros tas de fumier du canton.

Je ne voyais pas où ils avaient pu aller dénicher ce roi d’opérette. Peut-être à l’Estoril, ou bien dans les Balkans. Comme me le faisait remarquer un de mes professeurs d’histoire, il y a toujours des aristocrates sans emploi, de la royauté au chômage. Quand un homme est dans cette situation, il ne se montre pas trop regardant, comme je le savais trop bien moi-même. Poser des pierres, ce n’est sans doute pas plus fatigant que de faire la vaisselle. Mais les horaires sont plus longs, je crois. Je n’ai jamais été roi. Et je ne crois pas que j’accepterais un poste dans ce genre de travail : les inconvénients sont évidents, et je ne veux pas parler seulement des horaires…

D’un autre côté…

Il est plutôt dur d’avoir à refuser une couronne qu’on ne vous offrira jamais plus. J’ai interrogé ma conscience pour finir par conclure que je réussirais probablement à me convaincre moi-même que c’était là un sacrifice que je faisais pour mes semblables. Et puis je prierais jusqu’à acquérir la conviction que le Seigneur voulait que j’accepte ce fardeau.