Mais ce n’était là que le premier épisode. La loi nationale sur la protection-de-notre-jeunesse fut votée immédiatement après et je ne connus jamais la suite.
L’un de mes professeurs d’anglais, qui était farouchement opposé à la censure, m’avait dit une fois que M. Wells avait inventé tous les thèmes fantastiques de base, et il m’avait cité cette histoire comme étant à l’origine du concept des univers multiples. J’avais eu l’intention de demander à ce prof s’il savait où je pourrais me procurer un exemplaire du récit complet, mais j’avais remis mon projet à la fin du trimestre : je serais alors, légalement, d’« âge mature ». Mais c’était trop long : le comité académique du sénat sur la morale et la foi vota la résiliation du contrat dudit professeur qui dut quitter l’établissement sans prévenir ni même finir le trimestre.
Est-ce qu’il avait pu m’arriver quelque chose comme ce que M. Wells avait décrit dans « Les Hommes-dieux » ? M. Wells avait-il eu le don divin de prophétie ? Par exemple, était-il possible qu’un jour des hommes réussissent à voler jusqu’à la lune ? Absurde !
Mais était-ce vraiment plus absurde que ce qui m’était advenu ?
Quoi qu’il en soit, j’étais à bord du Konge Knut (même si ce n’était pas mon Konge Knut) et le panneau, en haut de la coupée, indiquait que le bateau appareillerait à 6 heures du soir. Il était déjà tard et grand temps pour moi de prendre une décision.
Que faire ? Apparemment, j’avais bel et bien perdu mon bateau, le Motor Vessel Konge Knut. Mais l’équipage (du moins une partie de l’équipage) du Steamship Konge Knut semblait prêt à m’accepter comme étant M. Graham, passager.
Rester à bord et essayer de démêler tout ça ? Et que se passerait-il si Graham remontait à bord (ce qui pouvait arriver à tout instant !) et me demandait ce que je faisais dans sa cabine ?
Redescendre à terre (ce que je devais faire) pour aller exposer mon problème aux autorités ?
Alex, sois bien certain que les autorités coloniales françaises vont t’accueillir à bras ouverts : pas de bagages, rien que les vêtements que tu as sur le dos, pas d’argent… pas de passeport ! Oui, elles vont te garder, elles vont même te fournir le gîte et le couvert pour le restant de tes jours !… Dans une oubliette, avec des barreaux en guise de plafond.
Mais il y a de l’argent dans ce portefeuille.
Comment ? Tu n’as jamais entendu parler du Onzième Commandement ? C’est son argent, à lui.
Mais n’est-il pas raisonnable de penser qu’il a traversé la fosse ardente en même temps que toi ? De son côté, dans son monde, ou je ne sais quoi… Sinon son portefeuille ne t’aurait pas attendu. Et maintenant, c’est lui qui a ton portefeuille. Logique.
Ecoute bien, mon petit ami au cerveau lent, crois-tu vraiment que la logique ait quoi que ce soit à voir avec le marasme dans lequel tu es ?
Eh bien…
Réponds ! Et plus vite que ça !
Ma foi… pas vraiment. Et alors quoi ? Je vais rester assis bien sagement ici ? Si Graham arrive avant que le bateau ne quitte le quai, tu vas te faire virer, c’est certain. Mais ce ne sera pas pire que si tu partais de toi-même, maintenant. Parce que, s’il ne se montre pas, tu pourras au moins rallier Papeete. C’est une grande ville. Tu pourras essayer de te tirer d’affaire là-bas. Il y a des consuls et tout ça.
Oui, vous avez raison.
En général, les paquebots publient un journal quotidien à l’usage des passagers – une ou deux feuilles où l’on trouve des informations excitantes du genre : « Un exercice de manœuvre aura lieu ce matin à dix heures, tous les passagers y sont conviés – L’épreuve de natation a été gagnée hier par Mme Ephraim Glutz, de Bethany, Iowa. » Plus, d’ordinaire, quelques informations glanées par l’opérateur de la télégraphie sans fil. J’ai donc cherché autour de moi le journal du bateau et le « Bienvenue à bord ! ». Pour ce dernier titre, il s’agit d’un opuscule (qui peut porter un autre nom) destiné à familiariser le nouveau venu avec le petit monde du bord : les noms des officiers, les heures des repas, les quartiers du coiffeur, la lingerie, la salle à manger, la boutique-cadeaux (souvenirs, magazines, dentifrice), comment lancer un appel, le plan des différents ponts, l’emplacement des bouées, des canots de sauvetage, de la table où vous prendrez votre repas…
La table ! Mais oui ! Bon sang ! Un passager, après une journée seulement, n’a plus besoin de demander où se trouve sa table dans la salle à manger. C’est toujours par les petits détails qu’on se laisse piéger. Bien, il allait falloir que je trouve quelque chose à raconter.
Le petit opuscule de bienvenue à bord se trouvait dans le tiroir du bureau de Graham. Je l’ai feuilleté rapidement pour essayer de mémoriser les points essentiels avant de quitter la pièce – à supposer que je sois encore à bord au moment de l’appareillage – et je l’ai reposé parce que j’avais enfin mis la main sur le journal du bateau.
Le titre en était Le Skalde du Roi[5] et Graham, loué soit-il, avait gardé tous les numéros depuis le premier jour où il était monté à bord… c’est-à-dire à Portland, Oregon, ainsi que je l’appris en prenant connaissance du lieu et de la date de la plus ancienne livraison. Ce qui laissait à penser que Graham avait réservé pour toute la croisière, ce qui pourrait être important pour moi. J’avais eu l’espoir de repartir comme j’étais arrivé, par la voie des airs – mais, à supposer que le dirigeable de ligne Amiral Moffett existât dans ce monde, cette dimension ou quoi que ce fût d’autre, je n’avais plus le moindre ticket de passage pas plus que l’argent nécessaire pour le payer. Qu’est-ce que les colons français pouvaient bien faire d’un touriste sans le sou ? Le clouaient-ils sur un poteau avant de le brûler vif ? A moins qu’il ne fût écartelé ? Je n’avais pas la moindre envie de m’en assurer. Le billet de croisière de Graham (si toutefois il en avait bien un) m’éviterait de courir un tel risque. (En supposant qu’il ne surgisse pas dans l’heure qui venait pour me chasser du bateau à coups de botte.)
Je n’avais pas l’intention de rester en Polynésie. Un siècle auparavant, jouer les rôdeurs de grève à Bora-Bora ou Moorea aurait peut-être été une solution mais, de nos jours, la seule chose gratuite dans ces îles, ce sont les maladies contagieuses.
Il semblait probable que je me retrouverais tout aussi fauché et perdu en Amérique mais, néanmoins, j’avais le sentiment que je m’en tirerais mieux dans mon pays natal. Du moins, celui de Graham.
Je lus quelques-unes des dépêches télégraphiées mais elles n’avaient aucun sens pour moi ; je les mis de côté afin d’y revenir plus tard. Le peu que j’en avais compris n’était guère réconfortant. Tout au fond de moi, j’avais entretenu l’espoir absurde que tout cela se révélerait n’être qu’un embrouillamini idiot qui ne tarderait guère à être éclairci (mais ne me demandez pas comment). Les quelques nouvelles que j’avais retenues de ces messages avaient anéanti mon espoir.
Je voudrais bien me faire comprendre : que penser d’un monde dans lequel le « président » de l’Allemagne est en visite à Londres ? Dans mon monde à moi, l’Empire allemand est gouverné par le Kaiser Wilhelm IV. Un « président » à la tête de l’Allemagne me semblait aussi stupide qu’un « roi » en Amérique.