— Je ne sais pas. C’est bien ça qui est le pire. Ceux qui nous font ça. Ton ami Loki, peut-être.
— Ce n’est pas mon ami, pas plus que Satan n’est le tien.
— J’ai peur de ce que Loki fait à notre monde.
— Moi, je n’ai pas peur, je suis en colère. Loki ou Satan ou qui que ce soit, c’en est trop. Ça n’a aucun sens. Est-ce qu’ils n’auraient pas pu attendre une demi-heure de plus ? Ce sorbet était pratiquement devant nous – et ils nous en ont privés ! Marga, ça n’est pas juste ! C’est de la cruauté gratuite, pure et simple. Absurde. C’est comme d’arracher les ailes des mouches. Oh, je les méprise. Quels qu’ils soient.
Plutôt que de continuer à discourir de choses dont nous n’avions pas la solution, Margrethe demanda :
— Chéri, où allons-nous ?
— Comment ? (Je me suis arrêté.) Mais, à la mission, je suppose.
— Et c’est la bonne direction ?
— Ma foi, oui, bien ent… (J’ai regardé autour de nous.) Oh, je ne sais pas. Je crois en fait que nous sommes perdus.
Plongé dans ma fureur, j’avais marché automatiquement et, à présent, je ne reconnaissais plus aucun repère familier.
— Je sais que nous sommes perdus, a répété Margrethe.
Il nous a fallu une demi-heure pour retrouver notre chemin. Le quartier était vaguement familier mais rien ne ressemblait exactement à ce que nous connaissions. J’ai fini par découvrir l’immeuble où aurait dû se trouver le Ron’s Grill, mais le Ron’s Grill n’était plus là. Finalement, un policier nous a indiqué le chemin de la mission… qui était dans un immeuble différent. A ma grande surprise, frère McCaw était là. Mais il ne nous reconnut pas. Il s’appelait d’ailleurs McNabb, à présent. Nous avons pris congé aussi élégamment que possible. Pas très, en vérité.
Nous avons rebroussé chemin, plus lentement, car nous ne savions pas où aller.
— Marga, nous revoilà où nous en étions il y a trois semaines. Avec de meilleures chaussures, c’est tout. Nous avons de l’argent plein les poches, mais nous ne pouvons pas le dépenser, puisqu’il ne vaut certainement rien ici… et nous aurions droit à un petit séjour derrière les barreaux si jamais nous essayions.
— Tu as probablement raison, mon chéri.
— Il y a une banque au coin là-bas, droit devant nous. Plutôt que d’essayer de dépenser cet argent, il vaudrait mieux que j’entre pour demander s’il vaut quelque chose.
— Oui, il n’y a rien de dangereux à ça. Tu ne crois pas ?
— Non, normalement. Mais notre ami Loki pourrait bien avoir encore un autre tour dans sa manche. Mais il faut savoir. Tiens… prends tout et laisse-moi seulement un billet. S’ils m’arrêtent, tu pourras toujours dire que tu ne me connais pas.
— Non !
— Qu’est-ce que ça veut dire, non ? Ce serait idiot de nous retrouver tous les deux en prison.
Elle a pris un air buté et n’a rien dit. Comment discuter avec une femme qui refuse d’ouvrir la bouche ? J’ai soupiré.
— Ecoute, ma chérie, la seule solution que je peux envisager, c’est de chercher un nouvel emploi de plongeur. Frère McNabb nous laissera peut-être dormir à la mission cette nuit.
— Moi aussi je vais chercher un travail. Je peux laver la vaisselle comme toi. Faire la cuisine. N’importe quoi.
— Nous verrons bien. Bon, entre avec moi. Nous irons en prison ensemble, d’accord. Mais je pense que nous arriverons à nous en tirer sans terminer derrière les barreaux.
J’ai pris un billet que j’ai froissé avant d’en déchirer un coin. Puis nous sommes entrés en même temps dans la banque. Je tenais le billet comme si je venais juste de le trouver. Je ne suis pas allé vers le guichet de la réception mais tout droit vers les bureaux derrière lesquels, généralement, sont assis les cadres de la banque.
Je me suis appuyé sur la barre de cuivre et je me suis adressé au personnage le plus proche. L’écriteau placé sur son bureau indiquait qu’il était sous-directeur.
— Excusez-moi, monsieur ! Pourriez-vous répondre à une question ?
Il a pris un air ennuyé mais sa réponse a été courtoise.
— Je vais essayer. Que voulez-vous ?
— Est-ce que c’est vraiment de l’argent ? Ou bien une imitation pour le théâtre ou quelque chose comme ça ?…
Il a regardé le billet, puis s’est penché pour l’examiner plus attentivement.
— Intéressant. Où est-ce que vous avez trouvé ça ?
— C’est ma femme qui l’a trouvé sur le trottoir. Est-ce que c’est de l’argent ?
— Bien sûr que non. Qui a déjà entendu parler d’un billet de vingt dollars ? C’est probablement de la fausse monnaie pour le théâtre. Ou bien une publicité.
— Alors, ça ne vaut rien ?
— Ça vaut le prix du papier, c’est tout. Je doute qu’on puisse qualifier ça de contrefaçon dans la mesure où, visiblement, aucun effort n’a été fait pour rendre la copie ressemblante. Néanmoins, les inspecteurs du Trésor vont demander à le voir.
— D’accord. Vous pouvez vous charger de cela ?
— Oui. Mais ils vont demander à vous parler, j’en suis certain. Donnez-moi vos noms et adresse. Ainsi que ceux de votre femme, bien sûr, puisque c’est elle qui a trouvé le billet.
— O.K. Je voudrais un reçu. (Je lui ai donné nos noms : « M. et Mme Alexander Hergensheimer ». J’ai donné comme adresse celle du Ron’s Grill et j’ai accepté d’un air très sérieux le reçu qu’il m’a tendu.)
Une fois dehors, j’ai dit à Margrethe :
— Eh bien, après tout, ce n’est pas aussi grave que nous le pensions. Il est grand temps que je me mette en quête de vaisselle.
— Alec…
— Oui, ma bien-aimée ?
— Nous allions au Kansas.
— Oui, c’est vrai. Mais notre argent pour le bus ne vaut plus que le prix du papier. Il va falloir que j’en gagne d’autre. Je le peux. J’y suis déjà arrivé. Et je le peux encore.
— Alec, partons pour le Kansas dès maintenant.
Une demi-heure après, nous nous dirigions vers le nord, sur l’autoroute de Tucson. Lorsqu’une voiture passait, je faisais signe dans l’espoir qu’elle s’arrête.
Rien que pour atteindre Tucson, il nous a fallu trois voitures différentes. A Tucson, nous pouvions indifféremment nous diriger vers l’est sur El Paso, au Texas, ou continuer sur la 89, étant donné qu’elle s’oriente vers l’ouest avant d’aller vers Phœnix, au nord. La question a été réglée pour nous par un camionneur de Tucson qui emportait un chargement en direction du nord.
A l’intersection de la 89 et de la 80, nous avons trouvé un autre camion à un relais routier et force m’est bien d’admettre que le chauffeur fut surtout sensible à la beauté de Margrethe. Je pense que si j’avais été seul, je serais toujours planté au bord de la route. Je dois ajouter que tout ce voyage dépendit d’une part de la beauté et du charme féminin de Margrethe, de l’autre de ma volonté de ne faire que des travaux honnêtes, si rebutants ou difficiles qu’ils fussent.
Il m’est déplaisant d’avoir à reconnaître ce fait. J’entretenais de sombres pensées à propos de la femme de Putiphar et de l’histoire de Suzanne et des Anciens. Je découvrais que j’étais agacé par Margrethe alors que son seul crime était d’être aussi gracieuse, chaleureuse et affable qu’à l’accoutumée. Je fus presque sur le point de lui dire de ne plus sourire aux étrangers et d’éviter de les regarder.
Cette tentation est devenue plus pressante encore lorsque, au soir de ce premier jour, le chauffeur a arrêté son camion dans une oasis au centre de laquelle il y avait un restaurant et une pompe à essence.
— Je crois que je vais boire quelques bières et m’offrir un bon steak, a-t-il annoncé. Eh, Maggie, ma jolie, ça te dirait une viande bien tendre ? Ici, ils élèvent les bœufs juste à côté de la cuisine.