Instruisez-moi, et je me tairai ; faites-moi comprendre en quoi j’ai péché.
Dans un drugstore, dans le centre de Flagstaff, j’ai échangé mon aigle d’or contre neuf pièces d’argent et quatre-vingt-quinze cents, plus une savonnette. C’était une idée de Margrethe.
— Alec, un patron de drugstore n’est pas un banquier. Changer de l’argent ne fait pas forcément partie de son métier. Nous avons besoin de savon. Il faut que nous prenions un bain et aussi que je lave mon linge et le tien… Et j’ai toutes raisons de croire que nous ne trouverons pas de savon dans le genre d’hôtel que Steve nous a conseillé.
Elle avait raison en tout point. Le patron du drugstore a haussé les sourcils en voyant une pièce d’or de dix dollars mais n’a pas fait de commentaire. Il l’a prise et l’a fait tinter sur le comptoir avant de s’emparer d’une petite bouteille d’acide dissimulée derrière la caisse enregistreuse et d’en verser quelques gouttes sur l’aigle d’or.
Moi non plus, je n’ai fait aucun commentaire. Sans mot dire, il m’a ensuite compté neuf pièces d’un dollar argent, une d’un demi-dollar, une pièce de vingt-cinq cents et une de dix. Je ne les ai pas immédiatement empochées. Impassible, je les ai soumises l’une après l’autre au test du comptoir en les faisant longuement tinter. Puis, cela fait, je lui ai rendu une pièce d’un dollar.
Il est resté silencieux. Il avait entendu comme moi le son mat de la pièce. Il a affiché le remboursement sur sa caisse enregistreuse, puis a poussé une autre pièce d’un dollar dans ma direction. Celle-là tintait comme une clochette de cristal. Quant à la pièce fausse, il l’a glissée quelque part tout au fond du tiroir-caisse avant de me tourner le dos.
Aux limites de la ville, à mi-chemin de Winona, nous avons trouvé un endroit assez minable pour nos disponibilités. C’est Margrethe qui a marchandé, en espagnol. Notre hôte demandait cinq dollars. Marga en appela à la Vierge Marie et à trois saints pour être témoins du malheur qui s’abattait sur elle. Puis elle fit une contre-offre de cinq pesos.
Là, je ne comprenais pas sa manœuvre, étant donné qu’elle n’avait pas le moindre peso sur elle. A moins qu’elle n’eût l’intention de monnayer ces précieux « pesos royaux » que j’avais encore sur moi ?
Mais je ne suis pas arrivé à savoir, car le propriétaire proposa trois dollars, dernier prix, Señora, Dieu m’en est témoin.
Ils se mirent finalement d’accord pour un dollar et demi, et Marga réussit à louer des draps propres et une couverture pour cinquante cents de plus. Elle régla le tout avec deux dollars argent mais exigea des oreillers et des housses d’oreillers propres pour sceller le marché. Elle les obtint mais le patrón insista pour un petit quelque chose de symbolique, rien que pour conjurer le mauvais sort. Marga ajouta une pièce de dix cents et il s’inclina alors devant elle en lui assurant que, désormais, cette demeure lui appartenait.
A sept heures, le lendemain matin, nous étions en route.
Reposés, propres, heureux et affamés. Une demi-heure plus tard, nous étions à Winona et nous mourions de faim.
Nous nous sommes arrêtés dans un petit lunchroom routier. Des cakes : dix cents. Du café : cinq cents. La deuxième tasse était gratuite, de même que le beurre et le sirop d’érable.
Margrethe n’a pas pu finir ses cakes – il y en avait trop – et j’ai dû terminer à sa place.
Sur le mur, un panneau annonçait :
Réglez quand vous êtes servis – pas de pourboire – êtes-vous prêts pour le jour du Jugement ?
Le serveur-cuisinier (qui était également le propriétaire, selon, moi) avait un numéro du Tour de garde à portée de la main. Je lui ai demandé :
— Frère, as-tu les dernières nouvelles du jour du Jugement ?
— Ne plaisantez pas à ce sujet. Dans le puits, l’éternité sera longue.
— Mais je ne plaisantais pas. Par les signes et présages que j’ai observés, je crois que nous sommes dans la période de sept années que prophétise le chapitre onze de l’Apocalypse, versets deux et trois. Mais je ne sais pas jusqu’à quel point nous y sommes entrés.
— Nous sommes déjà dans la seconde moitié, m’a-t-il répondu. Les deux témoins sont désormais prophètes et l’antéchrist est en liberté sur la terre. Etes-vous en état de grâce ? Sinon, vous feriez bien de vous hâter.
— Et toi aussi, apprête-toi, car avant même l’heure que tu penses, le Fils de l’Homme viendra.
— Tu ferais bien d’y croire !
— Mais j’y crois. Et merci pour ce délicieux breakfast.
— Y a pas de quoi. Et que le Seigneur veille sur toi.
— Merci. Qu’il te bénisse et t’aie en Sa garde.
Marga et moi sommes sortis. Et nous avons repris notre chemin vers l’est.
— Comment vas-tu, ma douce ?
— J’ai bien mangé et je suis en forme.
— Moi aussi. Et je suis heureux à cause de quelque chose que tu as fait la nuit dernière.
— Moi aussi. Mais tu y réussis toujours, mon chéri.
— Oui, bien sûr, il y a ça… Moi aussi je suis heureux avec toi. A chaque fois. Mais je pensais à quelque chose que tu avais dit plus tôt. Quand Steve t’a demandé si tu étais d’accord avec moi à propos du Jugement et que tu lui as répondu que tu l’étais. Marga, je ne puis te dire à quel point j’ai été inquiet que tu n’aies pas décidé de revenir dans le sein de Jésus. Le jour du Jugement approche et nous ne pouvons en connaître l’heure. Oui, vraiment, je suis inquiet. Pourtant, apparemment, tu sais trouver ton chemin vers la Lumière, mais tu as décidé de ne pas en discuter avec moi.
Nous avons fait encore vingt pas peut-être sans que Margrethe prononce un mot. Puis, enfin, elle a déclaré d’un ton calme :
— Mon amour, j’aimerais apaiser ton esprit. Si je le pouvais. Mais ce n’est pas en mon pouvoir.
— Vraiment ? Je ne comprends pas. Peux-tu m’expliquer ?
— Je n’ai pas dit à Steve que j’étais d’accord avec toi. Mais seulement que je n’étais pas en désaccord.
— C’est la même chose !
— Non, chéri. Une chose que je n’ai pas dite à Steve mais que j’aurais dû lui dire par honnêteté est que je ne suis jamais publiquement en désaccord avec mon époux à propos de quoi que ce soit. Je suis prête à discuter de n’importe quel litige en privé avec toi. Mais je ne l’aurais pas accepté devant Steve. Pas plus que devant n’importe qui.
J’ai ruminé un instant là-dessus. Plusieurs commentaires me sont venus en tête que je n’ai pas exprimés. Puis j’ai dit enfin :
— Merci, Margrethe.
— Mon bien-aimé, je fais cela autant pour ma dignité que pour la tienne. Toute ma vie, j’ai détesté le spectacle de ces maris et de ces femmes qui se querellent en public, qui se chamaillent pour rien. Si tu me dis que le soleil est recouvert de petits chiens verts, je ne te contredirai jamais en public.
— Mais c’est vrai, pourtant !
— Pardon ?
Elle s’était interrompue avec une expression de surprise.
— Mon Dieu, Marga… Quel que soit le problème, tu arrives toujours à trouver une réponse aimable. Si jamais je vois des petits chiens verts sur la lune, je me souviendrai d’en discuter avec toi en privé, plutôt que de t’affronter en public. Je t’aime. J’ai pris trop à cœur ce que tu as dit à Steve parce que je suis vraiment inquiet.
Elle a pris ma main et nous avons encore fait quelques pas sans parler.
— Alec ?
— Oui, mon amour ?
— Je ne voulais pas te fâcher. Si je me trompe et si tu dois aller au paradis chrétien, je veux y aller avec toi. Et si cela implique que je dois retrouver ma foi en Jésus – et il semble bien que ce soit le cas – je suis prête. J’essaierai. Mais je ne peux rien te promettre, puisque la foi n’est pas une simple question de volonté. Mais j’essaierai.