— Parfait. J’espère que le spectacle leur est agréable !
— Comment ?
— Tu me dis toujours que je suis jolie. Mais il est possible que tu te trompes. J’espère que je suis aussi jolie pour les autres.
— Margrethe, sois sérieuse. Nous parlons ici de nos corps et de nos membres à nu. Complètement à nu.
— Tu me dis que mes jambes sont nues. Oui, bien sûr. C’est comme ça que je les préfère quand il fait chaud. Mais pourquoi froncer les sourcils, chéri ? Mes jambes sont-elles laides à ce point ?
(Ah ! beauté à nulle autre pareille !)
— Mais tes jambes sont superbes, mon amour. Je te l’ai dit tant de fois. Mais je n’ai nullement l’intention de partager ta beauté avec tous les autres.
— Je ne vois pas en quoi le fait de partager la beauté la diminuerait. Mais revenons à notre sujet, Alec : tu me disais que mes jambes étaient indécentes. Est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi ? Je ne crois pas…
— Voyons, Margrethe… la nudité est indécente par nature. Elle suscite des pensées luxurieuses.
— Vraiment ? Est-ce que tu as une érection en regardant mes jambes ?
— Margrethe !
— Alec, tu es vraiment un ringard ! Et tu vas t’arrêter ! Je te pose une question très simple !
— Mais inconvenante.
Elle a soupiré.
— Alec, je ne vois pas en quoi une question peut être inconvenante entre mari et femme. En quoi mes jambes sont-elles indécentes ? En quoi la nudité est-elle indécente ? Je me suis montrée nue devant des centaines de gens…
— Margrethe !
Elle a eu l’air surprise.
— Mais tu le savais !
— Non, je ne le savais pas et je suis particulièrement choqué de te l’entendre dire !
— Vraiment, chéri ? Mais tu sais que je nage bien.
— Quel rapport ? Moi aussi, je sais nager, et bien. Mais je ne nage pas tout nu pour autant. J’ai un maillot de bain.
(Pourtant, j’avais un souvenir encore très vivace de la piscine du Konge Knut. Oui, ma chérie s’y était baignée toute nue. J’étais bel et bien coincé.)
— Oh… chéri, oui. J’ai vu ces maillots à Mazatlan. Et en Espagne auparavant. Mais tu sais, nous sommes à nouveau des naufragés. Il y a des problèmes plus graves que celui de savoir si je dois avoir les jambes nues, si c’est indécent, si je dois me laisser embrasser par tous les Steve que nous rencontrons, ou même si je dois t’obéir au doigt et à l’œil… Tu veux faire de moi ce que je ne suis pas. J’aimerais être ta femme pendant des années, toute ma vie peut-être… et j’espère partager le Paradis avec toi, si tu dois aller au Paradis. Mais, chéri, je ne suis plus une enfant. Et je ne suis pas ton esclave. Je t’aime, d’accord, et j’ai envie de te plaire. Mais je n’obéirai pas à tes ordres parce que je suis ta femme.
Je pourrais vous raconter que ma réplique aussi brillante que véhémente l’a clouée sur place. Oui, mais ce serait mentir effrontément. J’essayais encore de trouver une réplique quand une voiture a ralenti après nous avoir dépassés. J’ai entendu un sifflement, puis la voiture s’est arrêtée avant de reculer jusqu’à notre hauteur.
— Vous voulez monter ?
— Oui ! a lancé Margrethe en se précipitant. Evidemment, je n’ai pu que la suivre.
C’était un break. Une femme était au volant et l’homme qui était à côté d’elle s’est penché pour ouvrir la portière arrière.
— Installez-vous !
Ils avaient tous deux à peu près mon âge.
J’ai laissé passer Margrethe avant de m’installer à mon tour.
— Vous avez assez de place ? a demandé l’homme. Sinon, vous pouvez jeter tout ce bazar par terre. On ne s’assoit jamais sur le siège arrière, alors il est plutôt encombré de tas de trucs, généralement. On s’appelle Clyde et Bessie Bulkey.
— Bessie, pas Bonnie, a dit la femme.
— Vous devriez rire, c’est drôle, a ajouté l’homme.
Il était du genre costaud, et même gras. Il avait dû être un athlète au collège et s’était laissé aller après. Quant à sa femme, elle avait quelques rembourrages en trop.
— Enchantés, ai-je dit. Nous, c’est Alec et Margrethe Graham. Je vous remercie de nous avoir pris.
— Ne soyez pas si cérémonieux, Alec, a dit Bessie. Et vous allez jusqu’où ?
— Bessie, je t’en prie, regarde la route !
— Clyde, mon cher, si tu n’aimes pas la façon dont je conduis ce tas de boue, je veux bien te laisser le cerceau.
— Non, non, tu te débrouilles très bien !
— Alors ferme-la ou je demande le divorce pour cruauté mentale. Vu ?
— Nous allons au Kansas, ai-je risqué.
— Houla ! Nous, on va pas aussi loin ! A Chambers, on se dirige vers le nord. C’est pas loin. Disons un peu plus de cent cinquante ? Mais vous êtes les bienvenus à bord. Qu’est-ce que vous allez faire au Kansas ?
(Oui, qu’allais-je faire au Kansas ? Ouvrir un salon de thé et vendre des sorbets ? Ramener ma chère femme dans le troupeau pour l’heure du jugement dernier ?)
— Je vais aller faire la vaisselle.
— Mon mari est trop modeste, a dit tranquillement Margrethe. En fait, nous allons ouvrir un petit bar-restaurant dans une petite ville universitaire. Mais, en attendant, il se peut que nous ayons à faire la vaisselle. Ou n’importe quel autre job.
Je leur ai expliqué alors ce qui nous était arrivé, avec toutefois quelques variations et omissions pour éviter qu’ils ne nous croient pas.
— Et le restaurant a été anéanti, nos amis mexicains sont tous morts, et nous avons perdu tout ce que nous avions. Si je parle de vaisselle, c’est parce que c’est l’emploi le plus facile à trouver, en général. Mais je peux accepter n’importe quoi.
Clyde déclara :
— Alec, avec ce genre d’idées, je suis sûr que vous serez remis sur les rails en un rien de temps.
— Nous avons perdu un peu d’argent, c’est tout. Mais nous ne sommes pas trop vieux pour tout recommencer.
(Doux Seigneur, retarderas-Tu le Jour de Ton jugement pour que j’y parvienne ? Que Ta volonté soit faite. Amen.)
Margrethe m’a tendu la main et je l’ai serrée. Clyde l’a remarqué car il s’était légèrement tourné sur son siège de manière à nous voir en même temps que sa femme.
— Vous y arriverez, a-t-il dit. Avec votre femme pour vous soutenir, vous y arriverez.
— Je le crois. Merci.
Je savais pourquoi il s’était tourné comme ça : pour pouvoir regarder Margrethe. J’avais envie de lui dire de ne pas trop la manger des yeux mais, vu les circonstances, je ne pouvais pas me le permettre. De plus, il était évident que M. et Mme Bulkey n’étaient nullement choqués par la tenue de ma bien-aimée. Mme Bulkey était habillée de la même manière. Elle en portait même moins. C’est-à-dire qu’on voyait encore plus de peau nue. Si elle n’avait pas la divine beauté de Margrethe, je dois toutefois reconnaître qu’elle était plutôt attirante.
En traversant le Painted Desert, nous nous sommes arrêtés pour contempler le paysage qui était vraiment d’une beauté incroyable. Je l’avais déjà vu mais, pour Margrethe, c’était une découverte, et elle resta sans voix. Clyde me dit qu’ils s’arrêtaient toujours là et qu’ils ne s’en lassaient pas, même s’ils avaient contemplé ce panorama des centaines de fois.
Rectification : j’avais déjà vu le Painted Desert… mais dans un autre monde. Ce que je voyais confirmait ce que j’avais pensé : ce n’était pas Notre Mère la Terre qui subissait ces changements frénétiques, mais l’homme et ses œuvres – et encore de façon très partielle. La seule explication possible pouvait conduire à la paranoïa. Dans ce cas, je devais prendre soin de Margrethe et ne pas capituler.