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Ce monde où je me retrouvais était peut-être agréable… mais ce n’était pas celui dans lequel j’étais né. En tout cas certainement pas si j’en jugeais par ces informations bizarres.

En reposant le numéro du Skalde du Roi, je remarquai en première page que l’on recommandait une tenue stricte pour le dîner.

Cela ne me surprenait guère. Dans son autre incarnation, le M.V. Konge Knut était plutôt strict et, dès qu’on avait appareillé, il convenait de porter une cravate noire. Sinon on vous faisait comprendre qu’il valait mieux prendre vos repas dans votre cabine.

Je n’ai pas de smoking car notre église n’encourage pas les futilités. J’avais opté pour un compromis et portais un costume de serge bleue pour les soirs d’appareillage, avec une chemise blanche et un nœud carré pré-noué. Personne ne m’avait fait la moindre remarque. Cela n’avait pas d’importance : étant monté à bord à Papeete, j’étais condamné au bout de table.

Je décidai d’explorer la garde-robe de M. Graham pour voir s’il possédait un costume sombre. Et une cravate noire.

M. Graham avait une belle garde-robe, bien plus confortable que la mienne. J’essayai une veste de sport qui m’allait plutôt bien. Un pantalon ? La longueur me semblait correcte. Mais je n’étais pas sûr de la taille, et pas assez courageux non plus pour l’essayer : je craignais d’être surpris par Graham, une jambe passée dans l’un de ses pantalons. Que dit-on en pareille circonstance ? Hello ! je vous attendais, et je me suis dit que pour passer le temps je pourrais essayer un de vos pantalons, comme ça… Non, pas convaincant du tout.

Il avait non pas un mais deux smokings. Le premier était noir et le second d’un rouge sombre – je n’avais jamais encore vu de telles fripes.

Mais pas moyen de trouver un nœud pré-noué.

Certes, il avait plusieurs nœuds noirs, mais je n’avais jamais appris à les nouer.

Je respirai profondément et tentai de réfléchir.

On frappa à la porte. Je ne sautai pas au plafond, du moins pas tout à fait.

— Qui est là ? (Je le jure, M. Graham, c’est vous que j’attendais !)

— La stewardess, monsieur.

— Oh… Entrez, entrez !

J’entendis sa clé dans la serrure, puis je me précipitai pour ouvrir le verrou.

— Excusez-moi, j’avais oublié que j’avais verrouillé. Entrez.

Margrethe se révéla être à peu près de l’âge d’Astrid, d’allure très jeune, plus jolie, avec des cheveux blond filasse et des taches de rousseur sur le nez. Elle parlait un anglais très livresque avec un charmant accent chantant. Elle me présenta une veste courte, blanche, sur un cintre.

— Votre veste de mess, monsieur. Karl m’a dit que l’autre serait prête demain.

— Oh, merci, Margrethe ! Je l’avais complètement oubliée.

— C’est ce que j’ai pensé. Aussi je suis remontée à bord un peu plus tôt… la lingerie allait fermer. Je suis contente : il fait vraiment trop chaud pour porter du noir.

— Mais vous n’auriez pas dû revenir pour moi. Vous êtes trop gentille.

— J’aime prendre soin de mes invités. Vous le savez. (Elle alla ranger la veste dans la penderie et s’apprêta à sortir.) Je reviendrai pour faire votre nœud. Six heures trente, comme d’habitude, monsieur ?

— Six heures trente, parfait. Mais quelle heure est-il ? (Damnation ! Ma montre avait disparu avec le M.V. Konge Knut car je ne l’avais pas mise pour aller à terre.)

— Presque six heures. (Elle hésita.) Je vais sortir vos vêtements avant de vous laisser. Il ne vous reste pas beaucoup de temps.

— Mais, très chère, cela ne fait pas partie de vos tâches.

— C’est un plaisir pour moi. (Elle ouvrit un tiroir, y prit une chemise de soirée qu’elle plaça sur mon lit : celui de Graham.) Et vous savez très bien pourquoi.

Avec l’efficacité d’une personne qui connaît très exactement l’emplacement de chaque chose, elle ouvrit le tiroir d’un petit bureau auquel je n’avais pas touché, y prit une trousse de cuir dont elle sortit une montre, une bague et des anneaux de plastron qu’elle mit en place sur la chemise avant de disposer des sous-vêtements et des chaussettes de soie noire sur l’oreiller, des chaussures habillées près de la chaise, avec un chausse-pied à l’intérieur. Enfin, elle alla décrocher dans la garde-robe cette veste de mess qu’elle avait ramenée pour la suspendre sur le devant avec un pantalon noir (auquel des bretelles étaient déjà fixées) et une ceinture-turban rouge sombre. Margrethe jeta un coup d’œil sur l’ensemble, ajouta un col cassé, un nœud noir et un mouchoir à la pile qu’elle avait déjà formée sur l’oreiller, se livra à un ultime examen, plaça la clé de la cabine et mon portefeuille près de la montre et de la bague, vérifia une troisième fois et hocha la tête, satisfaite :

— Il faut que je me presse, sinon je vais manquer le dîner. Je reviendrai pour le nœud.

Et elle partit, non pas au pas de course mais à pas pressés.

Margrethe avait eu raison. Si elle ne m’avait pas tout préparé, peut-être serais-je encore en train de me débattre pour m’habiller. La chemise aurait à elle seule suffit à m’arrêter. C’était un de ces modèles que l’on enfile par le devant et qui se boutonnent dans le dos : je n’en avais encore jamais porté.

Dieu merci, Graham se servait d’un rasoir de sûreté de type normal. Vers six heures et quart j’avais fini mon rasage du matin, je m’étais douché (chose nécessaire !) et je m’étais débarrassé de l’odeur de fumée qui imprégnait mes cheveux.

Les chaussures de Graham m’allaient comme si je les avais toujours portées. Le pantalon était peut-être un peu trop ajusté à la taille – mais on ne s’embarque pas à bord d’un bateau danois pour perdre du poids et j’étais depuis deux semaines sur le M.V. Konge Knut. J’étais encore en train de m’escrimer sur cette maudite chemise à boutonnage dans le dos lorsque Margrethe revint. Elle ouvrit la porte avec son passe.

Elle marcha droit sur moi et ordonna : « Ne bougez plus », et attacha prestement tout ce qui était hors de ma portée. Puis elle ajusta le redoutable col cassé par-dessus les boutons et passa le nœud autour non sans m’avoir demandé de me retourner. C’est un véritable tour de magie que de réussir un nœud carré. Et elle connaissait le charme qui convenait.

Elle m’aida à nouer la ceinture-foulard, me tint ma veste tandis que je la passais et m’examina un instant avant de rendre son verdict :

— Ça ira. Et je suis fière de vous : au dîner, les filles ont parlé de vous. J’aurais aimé vous voir. Vous êtes très courageux.

— Je ne suis pas courageux. Je suis idiot. J’ai parlé alors que j’aurais mieux fait de me taire.

— Si, j’ai bien dit courageux. Mais je dois m’en aller ; j’ai demandé à Christina de me garder une part de tarte aux cerises. Si je m’absente trop longtemps, on me la prendra.

— Allez-y ! Et merci mille fois ! Dépêchez-vous : il faut sauver la tarte.

— Je n’aurai donc pas droit à ma récompense ?

— Oh… Et quel genre de récompense voulez-vous ?

— Oh, ne me taquinez pas !

Elle se rapprocha encore de moi et leva son visage. Je ne connais pas grand-chose aux filles (qui pourrait prétendre connaître quoi que ce soit sur ce chapitre ?) mais il existe des signaux particulièrement évidents. J’ai posé mes mains sur ses épaules, je l’ai embrassée sur les deux joues, j’ai hésité assez longtemps pour être certain qu’elle n’était ni surprise ni choquée, et j’ai terminé en l’embrassant sur la bouche. Ses lèvres étaient pleines et tièdes.