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— C’est là un problème technique que je n’aborderai pas… dans la mesure où je vais partager le produit du larcin. Ce qui me rend coupable par complicité. Euh… Tu te baignes tout de suite ou nous mangeons d’abord ?

Nous avons mangé immédiatement. Un véritable banquet pique-nique arrosé d’eau bien fraîche du ruisseau. Ensuite, nous nous sommes baignés, en nous éclaboussant et en riant comme des fous. Cela restera dans mes souvenirs comme un des meilleurs moments de mon existence. Margrethe avait aussi du savon dans son sac et moi j’avais une serviette de bain idéale : ma chemise. J’ai d’abord essuyé Margrethe. En quelques instants, l’air sec et chaud nous a séchés.

Ce qui s’est passé ensuite était prévisible. Jamais encore je n’avais fait l’amour au-dehors, encore moins au grand soleil. Je suppose que si on m’avait posé la question, j’aurais répondu que c’était une impossibilité psychologique pour moi. J’étais trop inhibé, trop bloqué par l’indécence d’un tel acte.

Je fus très surpris, et je suis heureux de dire que, quoique parfaitement au fait des circonstances, je n’ai pas été troublé le moins du monde et me suis montré très capable… sans doute à cause de l’enthousiasme frénétique et communicatif de Margrethe.

Jamais encore, non plus, je n’avais dormi dans l’herbe. Je pense que notre petite sieste a bien duré une heure.

Quand nous nous sommes réveillés, Margrethe a insisté pour me raser. Je n’aurais pas pu le faire moi-même vu que je n’avais pas de miroir, mais Margrethe s’en tira très bien. Nous étions dans l’eau jusqu’aux genoux. Je me suis frictionné le visage avec de la mousse plusieurs fois pendant l’opération.

— Voilà, a-t-elle dit enfin en déposant un petit baiser sur ma bouche. C’est très bien. Rince-toi et n’oublie surtout pas les oreilles. Je vais t’essuyer avec ta chemise.

Elle est remontée sur la berge pendant que je me penchais pour m’asperger le visage.

— Alec.

— Je ne t’entends pas bien. A cause du ruisseau.

— Chéri, je t’en prie !

Je me suis redressé en essuyant l’eau de mes yeux avant de jeter un regard autour de moi.

Tout ce que nous avions possédé avait disparu, tout, sauf mon rasoir.

17

Mais, si je vais à l’orient, il n’y est pas ;

Si je vais à l’occident, je ne le trouve pas ;

Est-il occupé au nord, je ne puis le voir ;

Se cache-t-il au midi, je ne puis le découvrir.

Job, 23:8-10

— Qu’est-ce que tu as fait du savon ? a demandé Margrethe.

J’ai inspiré à fond, lentement.

— T’ai-je bien compris ? Tu me demandes ce que j’ai fait du savon ?

— Qu’est-ce que tu aurais voulu que je dise ?

— Mais… je ne sais pas. Pas ça, en tout cas. Un miracle se produit… et tu me demandes du savon.

— Alec, un miracle qui se répète sans cesse n’est plus un miracle, c’est une calamité. Trop c’est trop. J’ai envie de hurler ou de fondre en larmes. Alors, je préfère te demander ce que tu as fait du savon.

J’étais moi-même au bord de l’hystérie quand les paroles de Margrethe m’ont fait l’effet d’une douche glacée. Margrethe ? Elle qui ne bronchait jamais dans l’adversité, qui prenait avec désinvolture les icebergs comme les tremblements de terre… ne voilà-t-il pas qu’elle voulait hurler ?

— Je suis navré, ma chérie. J’avais le savon dans la main pendant que tu me rasais. Et je ne l’avais plus quand je me suis rincé. Je suppose que je l’avais posé sur la berge. Je ne m’en souviens pas exactement. Est-ce que cela a tellement d’importance ?

— Pas vraiment, je suppose. Mais ce petit bout de Camay représenterait la moitié de nos biens actuels, l’autre étant ton rasoir. Je ne le vois nulle part sur la berge, en tout cas.

— Alors il a disparu. Marga, il y a des tas de choses à faire avant que nous ayons à nouveau besoin de nous laver. Il nous faut trouver un abri, et de quoi manger et nous vêtir. (J’ai escaladé la berge.) Des chaussures. Nous n’avons même plus de chaussures ! Qu’allons-nous faire dans l’immédiat ? Je suis effondré. Je crois que si j’étais devant le mur des lamentations, je me laisserais aller.

— Du calme, chéri, du calme.

— Et si je me contente de gémir un peu, ça ira ?

Elle est venue vers moi, m’a pris entre ses bras et m’a embrassé tendrement.

— Gémis autant que tu le voudras, chéri, gémis pour nous deux. Ensuite, on décidera de ce qu’il faut faire.

Impossible de rester dans cet état d’abattement alors que j’étais entre les bras de Margrethe.

— Tu as des idées ? Moi, je pense seulement qu’on pourrait retourner jusqu’à l’autoroute et refaire du stop… Mais ça ne me dit pas grand-chose étant donné notre tenue. Nous n’avons même pas une feuille de vigne à nous mettre. Tu vois des vignobles dans le coin ?

— Des vignobles au Texas ?

— Au Texas, on trouve tout. Bon, qu’est-ce qu’on fait ?

— On retourne sur l’autoroute et on se met à marcher.

— Pieds nus ? Pourquoi ne pas rester sur place en levant le pouce ? On n’ira pas bien loin sans chaussures. J’ai les pieds particulièrement fragiles.

— Mais tu verras, ta peau va durcir. Alec, il faut absolument bouger. Ne serait-ce que pour garder le moral, mon amour. Si nous nous laissons aller, nous mourrons. Je le sais.

Dix minutes après, nous suivions l’autoroute, très lentement, en nous dirigeant vers l’est. Mais cette autoroute n’avait rien à voir avec celle que nous avions quittée peu de temps auparavant. D’abord, il y avait quatre voies de circulation au lieu de deux et les accotements étaient solidement renforcés par des pavés. La clôture, qui avait été auparavant constituée de trois rangées de fil de fer barbelé, était à présent composée de maillons d’acier, et elle était plus haute que moi. S’il n’y avait pas eu le ruisseau, nous aurions eu toutes les peines du monde à atteindre l’autoroute. Mais, en nous laissant couler et en retenant notre souffle, nous sommes parvenus à nous glisser sous la clôture. Et c’est comme ça que nous nous sommes retrouvés dégoulinants, et cette fois sans chemise-serviette. Mais l’air, lui, était toujours aussi chaud et sec.

Sur cette autoroute, il était évident que la circulation était nettement plus importante que sur celle que nous avions quittée. Des camions et des voitures particulières, apparemment. Mais tous ces véhicules circulaient à une allure folle. A combien de kilomètres à l’heure, je n’aurais su le dire, en tout cas au moins deux fois plus vite que tous les véhicules terrestres que j’avais pu jusqu’alors rencontrer au hasard des mondes. J’estimais même qu’ils allaient aussi vite que les dirigeables transocéaniques.

Les plus gros véhicules devaient être des semi-remorques de déménagement mais ils ressemblaient plus à des fourgons de chemin de fer qu’à des camions. Et ils étaient même plus longs encore. Pourtant, en les examinant plus attentivement, je me suis aperçu que chacun d’eux était composé d’au moins trois compartiments articulés. En fait, c’est en comptant les roues que j’étais parvenu à ce résultat. Seize roues par véhicule ? Plus six sur l’espèce de locomotrice qui se trouvait à l’avant, ce qui nous donnait un total de cinquante-quatre roues. Comment était-ce possible ?

Ces monstres se déplaçaient sans bruit, si ce n’est celui du souffle du vent et du sifflement des pneus sur la chaussée. Mon professeur de dynamique aurait applaudi.