— Cette fosse ardente, a-t-il dit tout à coup, ces braises… Vous n’avez pas été brûlé ?
— Juste une petite cloque, c’est tout.
— Une petite cloque. Je parie que vous vous en tireriez bien en enfer.
— Ecoutez, Jerry, ils marchent vraiment sur des charbons ardents.
— Je sais. J’ai déjà vu ça. En Nouvelle-Guinée. Je n’ai jamais eu le culot d’essayer. Mais cet iceberg… Il y a quelque chose qui me chiffonne. Comment un iceberg peut-il percuter un navire par le bord ? Un iceberg, c’est toujours une masse flottante inerte. Si un bateau entre en collision avec, c’est par l’avant, la proue. O.K. ?
— Margrethe ?
— Je ne sais pas, Alec. Ce que dit Jerry me semble exact. Mais pourtant, c’est arrivé comme ça.
— Jerry, moi non plus je ne sais pas. Nous étions dans une cabine à l’avant. Peut-être que tout l’avant a été emporté dans la collision. Mais si Margrethe ne peut rien dire avec certitude, je le peux encore moins vu que j’ai reçu un coup sur la tête et que je me suis éteint pour un bon moment, comme une ampoule. C’est Marga qui m’a maintenu en surface, je vous l’ai dit.
Farnsworth m’a regardé d’un air songeur. Il avait fait pivoter son siège de façon à nous avoir en face de lui pendant que je parlais. Il avait également montré à Margrethe comment débloquer son siège afin qu’il pivote également et nous formions à présent un petit cercle intime. Nos genoux se touchaient presque, la voiture roulait toujours aussi vite, et Jerry tournait le dos à l’avant.
— Alec, qu’est devenu ce Hergensheimer ?
— Je ne me suis peut-être pas expliqué assez clairement. Remarquez que, même pour moi, ce n’est pas très clair. Non, c’est Graham qui a disparu. Hergensheimer, c’est moi. Quand j’ai eu traversé ce feu, je me suis retrouvé dans un monde différent, chez Graham, comme je l’ai dit. Tout le monde m’appelait Graham et semblait croire que j’étais bel et bien Graham… et Graham avait disparu. Je pense que vous seriez en droit de dire que j’ai choisi la solution la plus facile pour m’en sortir… mais j’étais à des milliers de kilomètres de chez moi, sans argent, sans un billet de passage, et jamais personne n’avait entendu parler d’Alexander Hergensheimer. (J’ai haussé les épaules et levé les mains d’un geste vain.) J’ai péché. J’ai pris ses vêtements. J’ai mangé à sa table. J’ai répondu à son nom.
— Il y a un truc que je n’arrive pas à avaler. Peut-être que vous ressemblez suffisamment à Graham pour tromper tout le monde… mais votre femme, elle, elle saurait bien faire la différence. Margie ?
Margrethe m’a regardé droit dans les yeux, avec amour et tristesse, et elle a répondu très calmement :
— Jerry, mon mari est perturbé. C’est un cas étrange d’amnésie. Il est vraiment Alec Graham. Alexander Hergensheimer n’existe pas. Il n’a jamais existé.
Je suis demeuré sans voix. Vrai, Margrethe et moi, nous n’avions pas discuté de ce sujet depuis de nombreuses semaines. Vrai, elle n’avait jamais véritablement admis que je n’étais pas Alec Graham. J’apprenais (encore une fois) qu’il était impossible d’avoir raison avec Margrethe. Chaque fois que je l’avais cru, il s’était simplement avéré qu’elle s’était contentée de se taire.
— Peut-être que ce coup sur la tête, Alec ?… m’a dit Jerry.
— Ecoutez, ce n’était rien ; je suis resté sans connaissance quelques minutes, rien de plus. Et je n’ai pas le moindre trou de mémoire. De toute façon, cela s’est passé deux semaines après ma traversée du feu. Jerry, ma femme est merveilleuse… mais je suis complètement en désaccord avec elle sur ce point. Elle veut que je sois Alec Graham parce qu’elle est tombée amoureuse de Graham avant de me rencontrer. Elle croit ce qu’elle croit parce qu’elle en a besoin. Mais, bien entendu, je sais qui je suis, moi : Hergensheimer. J’admets que l’amnésie peut avoir des effets bizarres… mais il y a un indice que je n’aurais pu inventer et qui prouve de manière indubitable que je suis moi, Alexander Hergensheimer, et non pas Alec Graham. (J’ai donné une claque sur mon estomac, là où j’avais eu une petite brioche.) Voilà la preuve. J’ai porté les vêtements de Graham, je vous l’ai dit. Mais ils ne m’allaient pas très bien. Au moment où j’ai fait le pari de traverser le feu, j’étais assez rondouillard, je pesais trop lourd et j’avais pas mal de lard en trop ici. (Je tapotai encore une fois mon estomac.) Les vêtements de Graham étaient trop ajustés pour moi. J’avais du mal à respirer et je devais même retenir mon souffle chaque fois que je devais boucler ma ceinture. Et ça, ça ne peut pas se faire comme ça, en un clin d’œil, rien qu’en traversant une fosse ardente. Deux semaines de cuisine trop riche à bord d’un navire de croisière m’avaient donné ce petit ventre… et cela prouve bien que je ne suis pas Alec Graham.
Non seulement Margrethe restait silencieuse, mais son expression était impénétrable. Farnsworth a insisté :
— Margie ?
— Alec, tu avais les mêmes ennuis très exactement avant de traverser le feu. Pour la même raison. Une cuisine trop riche. (Elle a eu un sourire.) Je suis désolée de te contredire, mon amour… mais je suis tellement heureuse que tu sois vraiment toi.
— Alec, a dit Jerry, je connais pas mal d’hommes qui seraient prêts à traverser le feu pour qu’une femme les regarde comme ça. Rien qu’une fois. Quand vous arriverez au Kansas, vous feriez bien d’aller voir les Menningers : ils pourront débrouiller cette histoire d’amnésie. Personne ne peut tromper une femme s’il s’agit de son mari. Quand elle a vécu avec lui, dormi avec lui, quand elle a écouté cent fois ses plaisanteries et qu’elle lui a même donné des lavements, une substitution est vraiment impossible, quelle que soit la ressemblance. Même un jumeau n’y arriverait pas. Il y a tellement de petites choses qu’une femme connaît et que les autres ignorent.
— Marga, ai-je dit, c’est à toi de parler.
— Jerry, a dit Marga, mon époux veut dire que c’est à moi de réfuter cela… en partie. A ce moment-là, je ne connaissais pas Alec aussi bien qu’une femme peut connaître son mari. Car je n’étais pas sa femme. J’étais sa maîtresse, et seulement depuis quelques jours. (Elle a souri.) Mais, dans le fond, vous avez raison : je le reconnais parfaitement.
Farnsworth a froncé les sourcils.
— Bon, je suis à nouveau complètement embrouillé. Nous parlons d’un seul homme ou de deux. Cet Alexander Hergensheimer… Alec, parlez-moi donc de lui.
— Jerry, je suis un prédicateur protestant. J’ai été ordonné dans l’ordre des frères de l’église chrétienne apocalyptique de la vérité unique – les frères de l’Apocalypse, comme on nous appelle. Je suis né dans la ferme de mon grand-père, près de Wichita, le 22 mai…
— Eh, mais c’est votre anniversaire cette semaine ! s’est exclamé Jerry. (Et Marga a eu l’air sur le qui-vive.)
— Oui. J’ai été trop occupé pour y penser, mais c’est exact. Je suis né en 1960. Mes parents et mes grands-parents sont morts, mais mon frère aîné travaille encore à la ferme…
— Alors c’est pour ça que vous voulez retourner au Kansas ? Pour retrouver votre frère ?
— Non. Cette ferme est dans un autre monde, celui où j’ai grandi.
— Alors, pourquoi retourner au Kansas ?
J’ai mis quelques secondes avant de répondre.
— Jerry, je n’ai pas de réponse logique. C’est peut-être l’instinct du pays natal. Comme les chevaux qui retournent dans leur écurie en flammes. Je ne sais pas, Jerry. Mais il faut que je retourne là-bas, que je retrouve mes racines.
— Ça, c’est une raison que je peux comprendre. Allez là-bas.