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— Oui. Si j’arrive à me libérer assez tôt et si je me dépêche. J’ai un rendez-vous, p’pa.

— Et tu comptes rester à la maison combien de temps ?

— Pas question. On a une réunion toute la nuit. On répète la Nuit de l’Eté[24]. On est treize cercles.

Il soupira.

— Je suppose que je devrais remercier les Trois Commères que tu prennes la pilule.

— La pilule ! Quel vieux chnoque ! P’pa, tu sais très bien que personne ne se fait jamais mettre enceinte à un sabbat. Tout le monde sait ça.

— Sauf moi. Eh bien, je te remercie quand même d’avoir la bonté de venir dîner avec nous.

Elle poussa soudain un cri perçant en tombant du plongeoir et l’image la suivit dans l’eau. Elle refit surface en suffoquant et en crachant.

— P’pa, tu m’as poussée !

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? fit Jerry d’un ton plein de dignité.

L’image s’effaça brusquement.

Katie Farnsworth déclara d’un ton badin :

— Jerry essaie de se faire obéir de sa fille. C’est désespéré, selon moi. Je crois qu’il devrait coucher avec elle et défouler ses instincts incestueux. Mais ils sont tous les deux bien trop collet monté.

— Ma chérie, n’oublie pas de me rappeler de te donner une bonne correction.

— Oui, très cher. Mais tu sais, tu n’aurais pas à la forcer. Il suffirait que tu rendes tes intentions bien évidentes. Elle éclaterait en sanglots et elle te tomberait dans les bras. Et vous passeriez le meilleur moment de votre vie. Margrethe, qu’en pensez-vous ?

— Oui, je le pense.

Quant à moi, j’étais trop hébété pour être encore choqué par cette déclaration de Margrethe.

Le dîner fut délicieux et se passa dans la plus absolue confusion sociale. Il fut servi dans la salle à manger, c’est-à-dire dans la même pièce familiale, mais avec un programme de « hauts logrammes » différent. Le plafond était plus haut, les fenêtres très larges, régulièrement espacées, encadrées de tentures. Au-dehors, on découvrait un jardin à la française.

Un meuble sur roues fit son entrée. Ce n’était pas un « haut logramme », ou du moins pas entièrement. C’était une table de service mais aussi un garde-manger, une cuisinière, un réfrigérateur, bref, toute une cuisine bien équipée. Telle fut du moins ma conclusion, sujette à réfutation. Tout ce que je puis dire, c’est que je n’ai pas vu la moindre servante et que notre hôtesse n’a absolument rien fait. Néanmoins, son époux l’a félicitée pour sa cuisine et nous de même.

Jerry se chargea d’une tâche : découper le rôti (un train de côtes qui aurait pu nourrir une troupe de boy-scouts affamés) et le servir. Les assiettes se présentaient devant lui, il découpait et servait, et l’assiette glissait doucement jusqu’à vous, comme un train modèle réduit. Mais je ne voyais ni train ni voie ferrée. S’agissait-il de quelque machinerie que dissimulaient les « hauts logrammes » ? Je le suppose. Mais ce n’est qu’expliquer un mystère par un autre. (J’appris ultérieurement que, dans ce monde, une vraie maison texane possédait toujours plusieurs serviteurs humains placés bien en vue pour épater les invités. Mais Jerry et Katie avaient des goûts discrets.)

Nous étions six à table. Jerry et Katie s’étaient placés aux deux extrémités, Margrethe était à droite de Jerry, sa fille, Sybil, à sa gauche, et je me trouvais à la droite de notre hôtesse qui avait elle-même, à gauche, le petit ami de Sybil. Ce qui faisait qu’il était juste en face de moi et que Sybil était à ma droite.

Il s’appelait Roderick Lyman Culverson III. Lui n’est pas parvenu à comprendre mon nom. J’ai longtemps considéré que les mâles de notre espèce, dans la plupart des cas, devraient être élevés dans un tonneau et nourris par la bonde. Puis, à l’âge de dix-huit ans, interviendrait le moment d’une décision solennelle : ou les sortir du tonneau, ou reboucher la bonde.

Le jeune Culverson renforça ma conviction. Dans son cas, j’aurais opté pour qu’on rebouche la bonde.

Dès le premier instant, Sybil nous avait dit qu’ils étaient sur le même campus. Mais il semblait aussi étranger aux Farnsworth qu’il l’était à nous. Katie lui demanda :

— Roderick, êtes-vous également apprenti sorcier ?

Il prit un air dégoûté, mais Sybil lui évita de répondre à une question aussi abrupte.

— M’man ! Rod a reçu son athame il y a des siècles !

— Excusez-moi d’avoir gaffé, dit tranquillement Katie. C’est une sorte de diplôme qu’on vous donne lorsque vous avez fini votre apprentissage ?

— M’man, c’est un couteau sacré, qu’on utilise lors des rites. Il peut servir à…

— Sybil ! il y a des gentils parmi nous[25].

Culverson fronçait les sourcils en fixant Sybil, puis il m’adressa un regard menaçant. Je me suis dit qu’un bel œil au beurre noir lui irait très bien, mais je suis parvenu à ne pas changer d’expression.

— Alors vous êtes un thaumaturge diplômé, Rod ? a demandé Jerry.

Sybil s’est à nouveau interposée.

— P’pa, le mot exact est…

— Silence, ma jolie ! Laisse-le donc répondre lui-même. Rod ?…

— Ce terme n’est employé que par les ignorants.

— Du calme ! Je ne suis guère au fait de ces sujets et je cherche simplement à en savoir plus, comme en ce moment. Mais vous ne resterez pas assis à ma table pour me traiter d’ignorant. Maintenant, est-ce que vous pouvez me répondre sans monter sur vos grands chevaux ?

Je vis les narines de Culverson se dilater mais il parvint à se dominer.

— « Sorcier » est le terme habituel qui s’applique aux adeptes mâles ou femelles de l’Art. « Magicien » est également acceptable mais techniquement inexact. Tous les magiciens ne sont pas des sorciers et tous les sorciers ne sont pas versés dans la magie. Mais « thaumaturge » est jugé comme offensant et incorrect car il désigne un faiseur de miracles qui adore le diable, et l’Art n’a rien à voir avec le culte du diable. En essence, ce terme implique le sens de « briseur de serment », et les sorciers ne brisent pas leurs serments. Ou plutôt : l’Art interdit absolument de briser les serments. Un sorcier qui brise un serment, même avec un gentil, peut être sanctionné et même chassé si le serment était majeur. Vous voyez donc que je ne suis pas « thaumaturge ». Mon titre exact, au degré où j’en suis, est « adepte de l’Art », c’est-à-dire « sorcier ».

— C’est très clair ! Je vous remercie. Veuillez donc m’excuser d’avoir sorti ce terme de « thaumaturge » à votre égard…

Jerry attendit et il fallut quelque temps à Culverson pour comprendre. Il dit alors en hâte :

— Oh, certainement, certainement ! Il n’y a pas d’offense, d’un côté comme de l’autre.

— Merci. Mais, pour ajouter à vos commentaires sur ces divers termes, « magie » vient du grec « magia ». L’Art. Ce qui laisse à penser que nos ancêtres en connaissaient plus long que nous sur ce sujet. En tout cas, « Art » est une manière concise de définir « L’Art de la Sagesse », c’est bien cela, Rod ?

— Oh ! Euh, oui… certainement. La Sagesse. La Connaissance. Toute l’Ancienne Religion se résume ainsi.

— Très bien. Mon garçon, écoutez-moi bien. Une des caractéristiques du sage est de ne pas se mettre en colère sans nécessité. La loi ignore les futilités, de même que l’homme sage. Des futilités telles qu’une jeune fille essayant de donner une définition de l’athame devant des gentils – une connaissance qui n’a rien d’ésotérique que je sache – et un vieux fou usant d’un terme inadéquat. Vous me comprenez ?

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24

La nuit de la Saint-Jean, en fait. (N.d.T.)

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25

Pour les anciens Hébreux, un «gentil» était un étranger. Pour les chrétiens, un païen. (N.d.T.)