Une fois encore, Jerry attendit. Puis, très doucement, il ajouta :
— Je vous ai dit : vous me comprenez ?
Culverson prit une profonde inspiration.
— Oui, je vous ai compris. Un homme sage ne s’arrête pas à des futilités.
— Bien. Puis-je vous proposer une autre tranche de viande ?
Culverson se tint tranquille à partir de cet instant. Et moi aussi. Et Sybil. Quant à Katie, Jerry et Margrethe, ils bavardaient avec courtoisie et bonne humeur, ayant décidé d’ignorer qu’un invité avait été dûment rembarré en public.
— P’pa, dit tout à coup Sybil, est-ce que maman et toi vous souhaitez que je sois présente à l’adoration du feu, vendredi ?
— « Souhaitez » n’est pas tout à fait l’expression qui convient, dit Jerry, étant donné que tu as choisi ta propre église. Nous « espérons », dirai-je.
Et Katie ajouta :
— Sybil, il est probable que cette nuit ton cercle soit la seule église où tu te sentes bien. Mais cela pourrait changer… et je crois savoir que l’Ancienne Religion n’interdit nullement à ses membres de participer à d’autres services religieux.
— C’est là le résultat de siècles, de millénaires de persécutions, madame Farnsworth, intervint Culverson. Nos règlements stipulent encore que chaque membre d’un cercle doit apparaître publiquement dans une église approuvée par la société. Mais nous ne les appliquons plus aussi régulièrement.
— Je vois. Merci, Roderick. Sybil, puisque ta nouvelle religion encourage l’appartenance à une autre église, il serait peut-être plus prudent de te montrer régulièrement, ne serait-ce que pour protéger tes tickets-prime. Tu pourrais en avoir besoin un jour.
— Exactement, approuva son père. Tes tickets-prime. Ma chérie, est-ce qu’il ne t’est jamais venu à l’idée que le fait que ton papa soit un des piliers de la congrégation, avec un chéquier toujours prêt, pouvait avoir quelque rapport avec le fait qu’il vend plus de Cadillac que n’importe quel autre agent dans tout le Texas ?
— P’pa, ce que tu dis est totalement cynique.
— C’est sûr. Mais ça fait vendre des Cadillac. Et ne parle pas d’adoration du feu, veux-tu ? Ce n’est pas la flamme que nous adorons mais ce qu’elle représente.
Sybil se mit à tordre sa serviette et, l’espace d’un instant, elle eut l’air d’une adolescente inquiète de treize ans et non de la jeune femme que révélaient les formes épanouies de son corps.
— Papa, il n’y a pas que ça. Toute ma vie, cette flamme a signifié pour moi la guérison, la purification, la vie éternelle… jusqu’à ce que j’étudie l’Art. Et son histoire. P’pa, pour un sorcier… le feu, c’est le moyen qu’ils utilisent pour nous tuer !
J’en ai eu le souffle coupé. Je crois qu’au niveau émotionnel, je n’avais pas encore admis que ces deux jeunots, je veux dire ce petit voyou ordinaire et cette ravissante et délicieuse jeune fille… fille de Katie et Jerry, nos bons Samaritains… étaient deux sorciers.
Oui, oui, je sais : l’Exode, chapitre 22, verset 17 : Tu ne laisseras point vivre la magicienne. Une injonction aussi solennelle que les Dix Commandements, donnée par Dieu directement à Moïse ; devant tous les enfants d’Israël…
Que faisais-je donc ici, à rompre le pain avec deux magiciens ?
Considérez-moi comme un lâche. Parce que je ne me suis pas levé pour aller les dénoncer. Je suis resté immobile, impassible.
Katie est intervenue :
— Chérie, chérie ! C’était au Moyen Age ! Ça n’existe plus maintenant, plus ici.
— Madame Farnsworth, a dit Culverson, toute sorcière, tout sorcier sait que la terreur peut recommencer à n’importe quel moment. Il suffirait d’une mauvaise récolte pour déclencher ça. Et Salem, ça n’est pas tellement ancien. Ni très loin. (Il a ajouté :) Et il existe encore des chrétiens un peu partout. Ils allumeraient de nouveaux bûchers s’ils le pouvaient. Comme à Salem.
C’était le moment idéal pour me taire. Mais j’ai lancé :
— On n’a brûlé aucune sorcière à Salem.
Il s’est tourné vers moi.
— Qu’en savez-vous ?
— Il y a eu des autodafés en Europe, pas ici. A Salem, on a pendu des sorcières, à l’exception d’une qui a été acculée dans les flammes. (On n’aurait pas dû utiliser le feu. Notre Seigneur nous avait ordonné de ne pas les laisser vivre, mais il n’avait pas dit de les faire périr par la torture.)
Il avait toujours les yeux fixés sur moi.
— Alors ? Vous semblez approuver ces pendaisons.
— Mais je n’ai jamais rien dit de la sorte ! (Dieu Tout-Puissant, pardonne-moi !)
Jerry nous a coupés.
— Je déclare que ce sujet n’a pas sa place ici ! Et on n’en discutera plus à cette table. Sybil, nous ne voulons pas que tu viennes si cela doit te rappeler des occasions tragiques. Et à propos de tragédie, qu’est-ce qui va se passer avec la ligne arrière des Dallas Cowboys ?
Deux heures plus tard, Jerry Farnsworth et moi étions de nouveau assis ensemble dans la même pièce, devenue cette fois Remington numéro trois. Une tempête de neige faisait rage au-dehors ; quelquefois, un souffle froid passait sur le sol, le feu craquait dans la cheminée et, de temps à autre, nous entendions le hurlement d’un loup. Il nous versa du café et du brandy dans des verres grands comme des bocaux à poissons rouges.
— Vous connaissez sûrement les brandies les plus nobles, Napoléon ou Carlos Primero. Mais celui-là est de sang royal. Il doit même être hémophile.
J’ai pris une petite gorgée. Sa plaisanterie ne m’avait guère plu. Je pensais encore aux sorcières, aux sorcières que l’on torturait à mort. Qui se tortillaient dans les flammes, qui lançaient un dernier spasme sous la potence. Et toutes avaient le doux visage de Sybil.
Est-ce que l’on trouve une définition de « sorcière » quelque part dans la Bible ? Etait-il possible que ces modernes adeptes de l’Art n’eussent rien à voir avec ce que Jéhovah entendait par « sorcière » ?
Arrête de tergiverser, Alec ! « Sorcière », « magicienne », cela a le même sens dans le Texas d’aujourd’hui que dans l’Exode. Tu es le juge et elle s’est confessée. Peux-tu vraiment condamner la fille de Katie à être pendue ? Déclencheras-tu la trappe ? Cesse donc d’éluder le problème, mon garçon. Toute ta vie, tu n’as fait que ça.
Ponce Pilate s’est lavé les mains.
Je ne condamnerai pas une sorcière à mort ! Alors, Seigneur, aide-moi.
— Nous buvons au succès de votre odyssée, à vous et Margie, a dit Jerry. Videz lentement votre verre et ça ne vous montera pas à la tête. Ça vous apaisera simplement les nerfs tout en vous rendant l’esprit plus vif. Maintenant, Alec, dites-moi pourquoi vous vous attendez à la fin du monde.
Dans l’heure qui suivit, j’ai résumé l’évidence, en faisant bien remarquer qu’il n’y avait pas qu’une seule prophétie qui correspondait aux signes, mais plusieurs : L’Apocalypse, Daniel, Ezéchiel, Isaïe, Epître de Paul aux Thessaloniciens puis aux Corinthiens, Jésus dans les quatre Evangiles.
A ma grande surprise, Jerry avait un exemplaire de la Bible. J’y ai choisi quelques passages plus faciles à comprendre pour un non-croyant et lui ai donné une liste des divers chapitres et versets qu’il lui faudrait étudier plus tard. L’Epître aux Thessaloniciens, bien sûr, chapitre 4, versets 15 et 17, le 24e chapitre de l’Evangile selon Saint Matthieu (l’ensemble des cinquante et un versets), les prophéties similaires de Saint Luc, chapitre 21, et principalement les versets 23 à 32, avec cet indice à propos de « cette génération » qui en a troublé plus d’un[26]. Ce que le Christ a dit en réalité, c’est que la génération qui verra ces présages et ces signes verra Son retour, qu’elle entendra le Cri et connaîtra le jour du Jugement. Le message est évident si vous le lisez intégralement. Les erreurs proviennent de ce qu’on a pris des passages, des extraits, en ignorant le reste. La parabole du figuier l’explique[27].
26
«De même, quand vous verrez ces choses arriver, sachez que le royaume de Dieu est proche. Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera point, que tout cela n’arrive.» Saint Luc, 21:31-33 (
27
«Et Il leur dit une comparaison: “Voyez le figuier et tous les arbres. Dès qu’ils ont poussé, vous connaissez de vous-même, en regardant, que déjà l’été est proche.”» Saint Luc, 21:29-30 (