— Est-ce ce à quoi vous pensiez en guise de paiement ?
— Oui, bien sûr. Mais vous savez embrasser mieux que cela. Vous le savez très bien.
Elle fit une moue rapide et baissa les yeux.
— Attention, on y va.
Oui, je savais embrasser mieux que ça. Ou du moins je le sus, après. En laissant faire Margrethe qui coopérait de tout cœur à ce qu’elle considérait comme une meilleure performance, j’en appris plus en deux minutes que durant toute mon existence.
Le sang battait dans mes oreilles.
Durant un instant, après que nos lèvres se furent séparées, elle resta dans mes bras. Son regard s’était tout à coup fait plus grave.
— Alec, dit-elle enfin avec douceur, c’est le plus beau baiser que vous m’ayez donné. Grands dieux… Maintenant, je m’en vais en courant parce que je ne veux pas que tu sois en retard au dîner.
Elle s’arracha à mes bras et disparut comme d’habitude, rapidement.
Je me suis examiné dans le miroir. Pas de traces. Pourtant un baiser aussi ardent aurait dû laisser des traces.
Quel genre d’homme était ce Graham ? Je pouvais porter ses vêtements… mais est-ce que je pouvais profiter de sa compagne attitrée ? Et l’était-elle vraiment ? Qui pouvait le dire ?… Pas moi, en tout cas. Etait-ce un libertin, un homme à femmes ? Ou bien m’étais-je immiscé par inadvertance dans une histoire d’amour ?
Enfin, était-il possible de retraverser une fosse ardente ?
Et puis, en avais-je vraiment envie, après tout ?
Il fallait aller droit vers l’arrière en suivant la coursive principale, puis descendre deux ponts plus bas et continuer encore vers l’arrière – j’avais noté tout ça dans le petit guide du bord.
Pas de problème. Un homme attendait à la porte de la salle à manger, habillé comme moi mais avec la carte du menu sous le bras. Ce devait être le maître d’hôtel ou le steward principal de la salle à manger. Il confirma son rôle en m’adressant un large sourire.
— Bonsoir, monsieur Graham.
— Bonsoir. Quel est ce changement prévu dans la disposition des convives, ce soir ? Où dois-je prendre place ?
(N’oubliez pas : si vous attrapez un taureau par les cornes, ça le surprend toujours, non ?)
— Oh, cela n’aura rien de permanent, monsieur. Demain, vous pourrez reprendre votre place à la table quatorze. Mais ce soir, le commandant vous a convié à sa table. Si vous voulez bien me suivre…
Il me conduisit à une table immense au beau milieu de la salle. Il allait me faire asseoir à la droite du commandant lorsque ce dernier se leva et se mit à applaudir, bientôt imité par les convives de la table, puis (à ce que je crus) par toute la salle à manger. Tout d’un coup, tous étaient debout et applaudissaient. J’entendis même quelques vivats.
Pendant ce dîner, j’appris deux choses. D’abord, il était évident que Graham avait fait le même pari stupide que moi. (Mais je ne savais toujours pas si nous étions un ou deux, et je remis la question à plus tard.)
Ensuite, et bien plus important : ne buvez jamais d’akvavit l’estomac vide, surtout si l’on doit vous remettre le Ruban Blanc, ce qui fut mon cas.
3
Le vin est moqueur, les boissons fortes sont tumultueuses.
Je n’en veux pas au commandant Hansen. J’ai entendu dire que les Scandinaves ont l’habitude de s’injecter de l’éthanol pur dans le sang : c’est ce qui leur sert d’antigel au cours de leurs rudes hivers, et c’est ce qui fait qu’ils sont incapables de comprendre ceux qui ne supportent pas les boissons fortes. Et puis, il faut bien avouer que personne ne m’a soulevé le coude, que personne ne m’a pincé le nez pour me forcer à ingurgiter cet alcool. J’y suis arrivé tout seul.
Notre église ne prêche pas la doctrine selon laquelle la chair est faible et le péché, par conséquent, compréhensible et pardonnable. On peut accorder le pardon au péché, mais tout juste et, de toute façon, son salaire est la souffrance.
Et en ce qui concerne cette souffrance, on m’a dit que cela s’appelait aussi une gueule de bois.
C’est comme ça que mon ivrogne d’oncle l’appelait. L’oncle Ed prétendait que nul homme ne peut affronter la tempérance s’il n’a connu à fond l’intempérance… Car il serait incapable de résister à la tentation lorsqu’elle viendrait à se manifester en lui.
J’avais peut-être fait la démonstration de la théorie d’oncle Ed. Chez nous, on avait toujours considéré comme mauvaise son influence et, s’il n’avait pas été le frère de maman, papa l’aurait sûrement mis à la porte. On s’était contenté de ne jamais l’inviter à rester plus longtemps lorsqu’il venait en visite ni à revenir.
Avant même que j’aie pris place à sa table, le commandant m’avait offert un verre d’akvavit. Les verres destinés à cet alcool ne sont pas très grands, et même plutôt petits, et c’est là toute la sournoiserie du danger.
Le commandant tenait un verre avec désinvolture. Il m’a regardé droit dans les yeux et a dit : A notre héros ! Skaal !
Puis il a rejeté la tête en arrière et a lampé le verre d’un coup.
Des Skaal s’élevèrent tout autour de nous en écho et chacun des convives présents à la table vida son verre à l’exemple du commandant.
Et moi de même. Il faut dire que le fait d’être l’invité d’honneur me donnait certaines obligations. Vous me comprenez : A Rome, il faut vivre comme à Rome, etc. Mais la vérité est que je n’avais pas la force de caractère nécessaire pour refuser. J’ai seulement pensé en moi-même : Un petit verre, ça ne peut pas faire de mal, et j’ai bu.
Aucun problème immédiat. C’est descendu parfaitement. La première goulée fut glacée, immédiatement suivie d’un arrière-goût épicé, avec un soupçon de réglisse. J’ignorais le nom de ce que je venais de boire mais je n’étais même pas certain que ce fût alcoolisé. Du moins, ça ne semblait pas l’être.
Nous nous sommes tous rassis autour de la table. On m’a servi de la nourriture et le commandant, lui, m’a versé un deuxième verre de schnaps. Je m’apprêtais à commencer à grignoter les hors-d’œuvre danois que j’avais devant moi – un smorgasbord – quand quelqu’un a posé sa main sur mon épaule.
J’ai relevé la tête. C’était le Grand Voyageur. Et, avec lui, Je-sais-tout et le Sceptique.
Ils n’avaient pas tout à fait les mêmes noms. Celui qui avait joué avec ma vie (ou quoi que ce fût d’autre) n’était pas allé chercher très loin. Gerald Fortescue, par exemple, était devenu Jeremy Forsyth. Et, malgré quelques différences subtiles, je n’eus aucun mal à les reconnaître. Leurs nouveaux noms sonnaient assez familièrement pour me prouver que quelqu’un, ou quelque chose, avait décidé de prolonger la plaisanterie.
(Mais pourquoi mon nouveau nom ne rappelait-il pas Hergensheimer ? Hergensheimer, c’était plutôt digne, et même majestueux. Graham était banal au contraire.)
— Alec, commença M. Forsyth, nous nous sommes trompés sur votre compte. Duncan, Pete et moi sommes heureux de le reconnaître. Voici les trois mille dollars que nous vous devons, et (il brandit un jéroboam qu’il avait caché jusque-là derrière son dos) le meilleur champagne du bord en témoignage de notre estime.
— Steward ! lança le commandant.
Le steward accourut aussitôt et se mit à remplir nos verres. Mais, juste avant, je m’étais retrouvé par trois fois en train de lancer Skaal ! pour chacun des perdants, et ce tout en empochant trois mille dollars (des dollars des Etats-Unis d’Amérique). Sur le moment, je n’eus pas le temps de me demander pourquoi trois cents dollars s’étaient métamorphosés en trois mille.