Il a eu l’air déconcerté.
— Mme Graham ?
— Surpris, n’est-ce pas ? Eh oui, je me suis marié depuis que je vous ai vu la dernière fois. Ma chérie, je te présente Sam Crumpacker, l’un de mes avoués. (J’avais noté son prénom sur la porte.)
— Comment allez-vous, monsieur Crumpacker ?
— Euh… je suis enchanté de faire votre connaissance, madame Graham. Mes félicitations. A vous aussi, Alec ; vous avez toujours su y faire.
— Merci. Assieds-toi, Marga.
— Un instant, mes amis ! Mme Graham ne peut demeurer ici – c’est tout à fait impossible ! Vous le savez.
— Non, je ne sais rien de la sorte. Cette fois, je vais avoir besoin d’un témoin.
Non, je ne savais pas si oui ou non c’était un escroc. Mais j’avais depuis longtemps appris, en traitant avec les légistes, qu’il faut se méfier de ceux qui vous empêchent d’avoir un témoin à proximité. A la Ligue, nous avions toujours disposé de témoins et nous n’avions jamais transgressé la loi, ce qui nous revenait moins cher.
Je pris place à côté de Marga. Quant à Crumpacker, il resta debout. Il prit la parole nerveusement :
— Je devrais faire appel au procureur fédéral.
— C’est ça. Empoignez le téléphone et appelez-le. Nous le verrons ensemble. Et nous lui expliquerons tout. Devant témoins. Appelons aussi la presse. Tous les journalistes, pas seulement ceux qu’on peut acheter.
(Mais qu’est-ce que j’en savais ? Rien. Mais, quand il faut bluffer, il ne faut jamais le faire à moitié. Il faut frapper fort. J’avais pourtant un peu peur. Ce rat pouvait bien se battre comme une souris enragée.)
— Je devrais le faire.
— Eh bien, allez-y ! Donnez des noms, dites qui a fait quoi et qui a touché. Je veux que tout, je dis bien tout soit mis en pleine lumière… avant que quelqu’un ne me file une pastille de cyanure dans ma soupe.
— Vous ne devriez pas parler comme ça.
— Est-ce que je n’en ai pas le droit ? Qui m’a balancé par-dessus bord ? Qui ?
— Ne me regardez pas comme ça !
— Non, Sammie, je ne crois pas que ce soit vous. Vous n’étiez pas là. Mais ça pourrait bien être votre neveu, hein ? (Je lui fis mon plus beau sourire, celui de l’ami de toujours.) Mais je plaisante, Sam. Mon vieux copain ne voudrait certainement pas ma mort. Mais il y a certaines choses que vous devez me dire pour m’aider un peu. Sam, ce n’est vraiment pas agréable de se retrouver en rade de l’autre côté du monde, alors vous me devez bien ça. (Non, je ne savais toujours rien… si ce n’est qu’à l’évidence cet homme se sentait coupable, et il fallait donc le charger.)
— Alec, ne précipitons rien.
— Mais je ne suis pas pressé. Il me faut seulement quelques explications. Et de l’argent.
— Alec, je vous donne ma parole d’honneur que tout ce que je sais, c’est que ce foutu bateau est arrivé à Portland et que vous n’étiez pas à bord. Et, nom de Dieu, il a fallu que j’aille jusqu’en Oregon pour être témoin quand ils ont décidé d’ouvrir votre coffre. Et il n’y avait que cent mille dollars dedans. Le reste s’était envolé. Qui a fait ça, Alec ?
Il me regardait droit dans les yeux et j’espérais que rien ne transparaissait dans mon expression. Mais il m’avait ébranlé. Cet avocassier véreux pouvait mentir comme il respirait. Etait-il possible que mon ami le commissaire de bord, seul ou avec la complicité du commandant, ait pu piller mon coffre ?
Il faut toujours choisir l’explication la plus simple comme hypothèse de travail. Cet homme que j’avais en face de moi était plus susceptible de mentir que le commandant de voler. Et, de plus, il était probable – non, certain – que le commandant aurait obligatoirement dû être présent si le commissaire avait forcé le coffre d’un passager disparu. Si ces deux officiers responsables, au risque de mettre en péril leur réputation et leur carrière, s’étaient néanmoins acoquinés pour un vol, pourquoi avaient-ils donc laissé cent mille dollars derrière eux ? Pourquoi ne pas prendre le tout et déclarer ensuite tout ignorer du contenu de mon coffre ? A l’évidence, c’est ce qu’ils auraient dû faire. Quelque chose clochait dans cette histoire.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par « envolé » ?
— Hein ? (Il a regardé Margrethe.) Eh bien… Mais bon sang, il devait y avoir neuf cent mille dollars de plus. L’argent que vous n’avez pas donné à Tahiti.
— Qui vous dit que je ne l’ai pas donné ?
— Quoi ? Alec, n’aggravez pas les choses. C’est M. Z qui le dit. Vous avez essayé de noyer son coursier.
Je l’ai regardé en éclatant de rire.
— Vous voulez parler de ces gangsters tropicaux ? Ils ont essayé de me soutirer le paquet sans se faire reconnaître et sans me donner de reçu. Je leur ai fait nettement comprendre que je n’étais pas d’accord. Alors le plus futé a donné l’ordre à son costaud de me jeter dans la piscine. Ouais… Sam, je vois ça très bien, maintenant. Il faut trouver qui est monté à bord du Konge Knut à l’escale de Papeete.
— Pourquoi ?
— C’est votre homme. Non seulement il a pris le fric, mais il m’a balancé par-dessus bord. Quand vous saurez qui c’est, n’essayez pas de le faire extrader, dites-moi seulement son nom. Je m’en occuperai moi-même. Personnellement.
— Bon Dieu, nous voulons ce million de dollars !
— Et vous croyez pouvoir mettre la main dessus ? Il est dans la poche de M. Z, mais vous n’avez pas de reçu. Et il m’est arrivé des tas d’ennuis pour avoir demandé un reçu. Ne soyez pas stupide, Sam. Ces neuf cent mille dollars ont disparu. Mais pas ma commission. Alors envoyez les cent mille. Tout de suite.
— Quoi ? Le procureur fédéral de Portland les a saisis comme pièce à conviction.
— Sam, Sam mon ami, on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace ! Pièce à conviction de quoi ? Qui est accusé ? Qui est poursuivi ? Pour quel crime ? Est-ce que l’on m’accuse d’avoir volé quelque chose dans mon propre coffre ? Où est le délit ?
— Le délit ? Mais quelqu’un a piqué ces neuf cent mille dollars, voilà le délit !
— Vraiment ? Qui est le plaignant ? Qui peut attester que ces neuf cent mille dollars étaient dans ce coffre ? Je ne l’ai sûrement dit à personne – alors qui ? Sam, décrochez ce téléphone. Appelez le procureur à Portland. Demandez-lui pourquoi il séquestre cet argent, sur la base de quelle plainte. Il faut aller jusqu’au fond de cette affaire. Allez, Sam. Si ce clown fédéral a mon argent, je veux qu’il me le rende.
— Vous m’avez l’air drôlement pressé de parler à un procureur ! Ça m’étonne de vous.
— J’ai peut-être une attaque d’honnêteté. Sam, vous n’avez pas du tout envie d’appeler Portland et je sais comme ça tout ce que je voulais savoir. On vous a appelé pour moi, en tant qu’avocat. Un passager américain disparu en mer sur un bateau battant pavillon étranger. Ils avaient besoin de son avocat pour faire l’inventaire de ses biens. Et ils ont tout donné à son avocat et il leur a remis un reçu en échange. Sam, qu’est-ce que vous avez fait de mes vêtements ?
— Heu ? Mais… je les ai donnés à la Croix-Rouge. Bien entendu.
— Vous avez fait ça ?
— Je veux dire après que le procureur les a mis à ma disposition.
— Intéressant. Voilà l’avocat fédéral qui garde l’argent, alors que personne n’a porté plainte pour disparition de quelque somme que ce soit… mais qui laisse partir les vêtements alors que le seul délit envisageable est le meurtre !
— Hein ?
— Je parle de moi. Qui m’a poussé par-dessus bord et qui a commandité ce crime ? Sam, vous et moi savons très bien où est cet argent. (Je me suis levé et j’ai pointé le doigt.) Dans ce coffre. Logiquement, c’est là qu’il doit être. Jamais vous ne le verseriez sur un compte bancaire. Il y aurait des traces. Vous ne pourriez pas non plus le garder chez vous parce que votre femme risquerait de tomber dessus. Et, bien sûr, vous ne l’avez pas partagé avec vos associés. Allez, Sam, ouvrez-le. Je voudrais voir s’il y a cent mille dollars là-dedans… ou un million.