Mais le temps du fiacre a ses petits inconvénients. Les plus évidents sont l’absence de plomberie dans les intérieurs, donc de salle de bains, l’inexistence de l’air conditionné, de la médecine moderne. Mais, pour nous, dans ces circonstances, l’inconvénient majeur n’était pas évident : quand il n’y a ni voitures ni camions, il ne saurait être question d’auto-stop. Oh, bien sûr, il était possible de temps à autre de faire signe à une charrette qui passait, mais la différence d’allure entre la marche à pied et le pas d’un cheval de ferme était mince. Bon an, mal an, nous avancions de vingt-cinq kilomètres par jour. Ce qui ne nous laissait même pas le temps d’essayer de travailler pour gagner un repas ou le prix d’un lit.
Il existe un vieux paradoxe. Celui d’Achille et de la tortue. La question qu’il pose est celle de la distance qui reste à couvrir jusqu’au but et qui diminue de moitié à chaque pas. Question : combien faudra-t-il de temps pour atteindre le but ? Réponse : impossible d’aller d’ici à là-bas puisque vous franchirez toujours la moitié de la distance.
C’est comme ça que nous « progressions » d’Oklahoma City à Joplin.
Pour compenser notre frustration, il y avait cependant un autre élément : j’avais de plus en plus la conviction que nous étions dans les jours ultimes et que nous devions attendre le retour de Jésus et le jugement dernier à tout moment. Et ma chérie, ma vie, n’était pas encore de retour dans les bras de Jésus. Je m’efforçais de ne pas l’importuner avec cette question, mais il me fallait faire appel à toute ma volonté pour respecter le vœu qu’elle avait exprimé de s’en sortir seule. A force de m’inquiéter pour elle, j’en étais venu à dormir mal.
Je commençais même à devenir un peu fou aussi (en plus de ma conviction paranoïde que ces changements de mondes me visaient moi, personnellement). J’avais peu à peu acquis en effet la certitude absolue, et sans fondement, qu’il était essentiel pour le salut de l’âme immortelle de ma bien-aimée que j’atteigne le terme de mon voyage. Doux Seigneur, laisse-nous aller au moins jusqu’au Kansas, et je prierai sans cesse et sans cesse jusqu’à ce que je l’aie convertie et ramenée en grâce.
O Seigneur d’Israël, accorde-moi cette faveur !
Il nous restait encore de l’or et de l’argent pour acheter à chaque fois de la monnaie locale, mais je n’en cherchais pas moins des emplois de plongeur (ou quoi que ce fût d’autre). Mais les motels avaient totalement disparu, les hôtels se faisaient rares, les restaurants étaient de moins en moins nombreux, adaptés à l’économie d’une société où les voyages étaient exceptionnels et où l’on mangeait au foyer.
Il était plus aisé de nettoyer les écuries. Mais j’aurais mieux aimé faire la vaisselle que de porter des pelles de crottin – surtout que je n’avais qu’une seule paire de chaussures. Seule comptait la règle que je m’imposais : accepter n’importe quel travail honnête mais avancer sans m’arrêter !
Vous pourriez vous demander pourquoi nous n’avions pas remplacé l’auto-stop par les trains. Tout d’abord, je ne savais pas comment m’y prendre car je ne l’avais jamais fait. Et plus important, je ne pouvais garantir la sécurité de Margrethe. Prendre un train de marchandises en marche présente quelques risques. Pis encore, il y avait les dangers possibles des rencontres : les brutes et les voyous, les clochards, les fuyards, les vagabonds. Il est donc inutile d’insister sur ces aspects sinistres des voyages en train : je gardais Margrethe soigneusement à l’écart des voies ferrées et de la jungle des vagabonds.
Je me faisais du souci pour elle. Tout en me conformant strictement à son désir de ne subir aucune pression, je priais à haute voix toutes les nuits, à genoux, en sa présence. Et enfin, un soir, à mon immense joie, mon amour se joignit à moi et s’agenouilla. Elle ne pria pas à haute voix et moi-même je me tus, sauf pour prononcer le Au nom de Jésus, amen. Après cela, nous n’avons pas discuté de ce qui venait de se passer.
Si je me retrouvais dans un cabriolet tiré par une jument par une chaleur pesante (« Un temps de cyclone ! » aurait dit ma grand-mère Hergensheimer), c’était à cause d’un emploi temporaire dans des écuries de louage. Comme d’habitude, j’avais donné mon congé après une journée, expliquant à mon employeur que mon épouse et moi devions d’urgence rejoindre Joplin car la mère de mon épouse était malade.
Il me dit alors qu’il avait un équipage qu’il devait renvoyer à la prochaine bourgade. Il avait trop d’équipages et de montures pour le moment, sinon il aurait attendu patiemment de louer le cabriolet à un commis voyageur de passage.
Je lui avais proposé de me charger du cabriolet en échange d’une journée de gages, et cela au tarif extrêmement faible qu’il m’avait offert pour nettoyer les chevaux et pelleter le crottin des écuries.
Il m’avait fait remarquer que c’était là un service qu’il me rendait, puisque ma femme et moi devions aller à Joplin.
Il avait pour lui sa logique et la force de sa position et j’avais accepté. Mais sa femme nous offrit le breakfast après que nous eûmes dormi dans la grange et nous prépara un lunch à emporter.
Ce n’était donc pas sans plaisir que je conduisais ce cabriolet, à vrai dire, malgré le temps, malgré toutes nos frustrations. Chaque jour, nous nous rapprochions de plusieurs kilomètres de Joplin, et ma bien-aimée s’était mise à prier. Après tout, il semblait bien que nous allions enfin arriver au port !
Nous venions d’atteindre les limites de cette ville (Lowell ? Racine ? J’aimerais m’en souvenir) quand nous avons rencontré une chose qui sortait tout droit de mon enfance : un meeting religieux, le baptême d’autrefois. Il y avait un cimetière sur le côté gauche de la route. Il était bien entretenu mais l’herbe était desséchée. Juste en face, à droite, on avait dressé la tente du baptême, au milieu de la prairie. Un instant, je me suis demandé si le rapprochement du cimetière et de cette réunion biblique était accidentel ou volontaire. S’il s’était agi du révérend Danny, je n’aurais pas eu le moindre doute sur ses intentions bien calculées : la plupart des gens ne peuvent s’empêcher d’évoquer l’éternité lorsqu’ils voient des pierres tombales.
Auprès de la tente étaient alignés de nombreux cabriolets, calèches, et autres chariots. De l’autre côté, on avait aménagé un corral. Des tables de pique-nique en planches grossières avaient été installées et j’ai aperçu les reliefs du repas. Oui, c’était vraiment un meeting biblique particulièrement sérieux, qui avait dû commencer le matin pour se poursuivre durant tout l’après-midi. Il y avait eu une pause pour le déjeuner et il y en aurait sans doute une autre à l’heure du dîner. Mais il ne prendrait fin que lorsque le baptiste jugerait qu’il n’y avait plus une âme à sauver aujourd’hui.
(Je méprise ces modernes prédicateurs des grandes villes avec leurs « messages d’inspiration » de cinq minutes. Ils prétendent que Billy Sunday pourrait prêcher pendant sept heures en n’absorbant qu’un seul verre d’eau, et recommencer comme ça dans la soirée, et même le lendemain. Pas étonnant que les cultes païens se soient propagés comme de l’herbe folle !)
Près de la tente, il y avait un chariot à deux chevaux. L’inscription « frère Barnaby, la Bible » était peinte sur le côté. On avait tendu un calicot sur des cordes :
Notre vieille religion !
frère Barnaby, la Bible
Des guérisons à chaque séance