Je Le sentis me dominer et toute la joie de Jésus inonda mon cœur. Je me levai et m’avançai dans l’allée. C’est alors seulement que je me souvins que Margrethe était avec moi. Je me retournai et rencontrai son regard. Ses yeux étaient à la fois graves et doux.
— Viens, ma chérie, lui murmurai-je en l’entraînant avec moi.
Ensemble, nous nous avançâmes vers Dieu, marchant dans la sciure. D’autres nous précédaient. Ils avaient déjà atteint le chancel. Je trouvai une place, repoussai quelques béquilles et un bandage et m’agenouillai, la main droite posée sur le chancel. J’y appuyai mon front sans lâcher une seconde la main de Margrethe. Je priai Jésus afin qu’il nous lave de nos péchés et nous reçoive dans Ses bras.
L’un des assistants de frère Barnaby murmura à mon oreille :
— Et toi, mon frère, où en es-tu ?
— Je suis bien, dis-je avec joie, de même que mon épouse. Aidez ceux qui en ont besoin.
— Sois béni, mon frère.
Il s’éloigna. Un peu plus loin, une sœur écrivait et parlait en même temps. Il s’arrêta pour la réconforter.
Je courbai de nouveau la tête, puis je pris conscience des hennissements effrayés des chevaux. En même temps, la toile de la tente battait comme sous l’effet d’un vent furieux. Levant les yeux, je vis une déchirure qui s’agrandissait. La toile fut brusquement arrachée. Le sol se mit à trembler et le ciel était sombre.
La trompette secoua alors tous les os de mon corps et j’entendis le cri, le plus fort, le plus triomphant, le plus joyeux que j’eusse jamais entendu. J’aidai alors Margrethe à se remettre sur pied et lui souris.
— Chérie, c’est maintenant !
Nous fûmes emportés.
Basculant la tête en bas, les pieds en l’air, nous avons été pris dans un nuage en tourbillon, une trompe du Kansas[29].
J’ai été arraché à Margrethe et j’ai tenté de la rattraper, mais en vain. Il est impossible de nager dans un tourbillon, vous ne pouvez que vous laisser emporter. Mais je savais qu’elle ne risquait rien.
Je me suis retrouvé la tête en bas, au cœur du tourbillon, à plus de cinquante mètres au-dessus de la terre. Les chevaux avaient brisé la clôture du corral et les gens qui n’avaient pas été emportés fuyaient de toutes parts. Le tourbillon me fit une fois encore basculer sur moi-même et je découvris le cimetière.
Les tombes s’ouvraient.
22
Alors que les étoiles du matin
éclataient en chants d’allégresse,
Et que tous les fils de Dieu poussaient des cris de joie.
J’étais emporté par le vent et je perdis de vue les tombes. Quand mon visage se retrouva vers le bas, le sol n’était plus visible. Il n’y avait plus qu’un immense nuage bouillonnant au sein duquel brillait une lumière intense, safran et ambre, bleu pâle et vert doré. Je cherchais toujours Margrethe autour de moi mais elle n’était pas parmi les rares silhouettes qui dérivaient à proximité. C’était sans importance : le Seigneur prendrait soin d’elle. Je ne devais pas me laisser abattre par son absence momentanée car, ensemble, nous avions franchi le principal obstacle.
Je réfléchissais à cet obstacle, le seul vraiment important : nous étions passés si près ! Supposons que cette brave jument attelée à notre cabriolet ait perdu un fer ? Le retard nous aurait fait arriver une heure plus tard. Réponse : en fait, nous ne serions jamais arrivés. La dernière trompette aurait sonné pendant que nous étions encore sur la route, et ni l’un ni l’autre n’aurions été en état de grâce. Au lieu d’être emportés par l’Extase, nous serions allés au jugement sans rédemption, puis droit en enfer.
Est-ce que je crois réellement à la prédestination ?
Voilà une excellente question. Passons aux questions auxquelles je puis répondre. Je flottais au-dessus des nuages depuis un temps qui, pour moi, n’était pas mesurable. Je voyais parfois d’autres gens mais nul ne s’approchait suffisamment de moi pour que nous puissions engager la conversation. Je commençai à m’interroger : quand verrais-je notre Seigneur Jésus-Christ ? Il avait promis précisément qu’il nous rencontrerait « dans l’air ».
Je dus enfin prendre conscience que je me comportais comme un enfant qui exige de sa mère qu’elle fasse ceci ou cela tout de suite ! et qui s’entend répondre : Un peu de patience, mon chéri. Ce n’est pas pour tout de suite. Le temps selon Dieu et selon moi, ce n’était pas la même chose, c’était bien ce que disait la Bible. Le jour du jugement dernier allait être passablement actif et je n’avais pas la moindre idée de toutes les tâches que Jésus devrait mener à bien. Oh, certes, j’en connaissais au moins une : ces tombes qui s’étaient ouvertes me rappelaient quelque chose. Ceux qui étaient morts dans le Christ (des millions ? des milliards ? plus encore ?) seraient les premiers à rencontrer Notre Père qui est aux cieux et, bien sûr, pour cette occasion glorieuse, Jésus serait avec eux. Il le leur avait promis.
Ayant enfin trouvé une explication à ce retard, je me détendis. J’étais prêt à attendre patiemment mon tour de rencontrer Jésus… et, lorsque je Le verrais, je Lui demanderais de nous réunir, Margrethe et moi.
Je n’étais plus pressé, je n’étais plus inquiet, j’étais parfaitement à l’aise, je n’avais ni froid ni faim, je n’avais pas soif non plus et je flottais sans plus d’effort qu’un nuage. Je commençais à ressentir le ravissement promis et je m’endormis.
J’ignore combien de temps je dormis ainsi. Très longtemps. J’étais très fatigué : ces trois dernières semaines avaient été exténuantes. Je passai la main sur mon visage et j’estimai que j’avais bien dû dormir deux jours, sinon plus. Si j’en jugeais par l’état négligé de mes favoris. Je portai la main à ma poche : oui, mon fidèle Gillette, présent de Marga, était toujours là. Mais je n’avais ni savon ni eau, ni miroir.
Ce qui était particulièrement irritant, puisque j’avais été éveillé par un son de trompe (pas la grande trompette, précisons-le, mais sans doute par le simple appel d’un ange au travail) qui signifiait clairement : Debout tout le monde ! C’est à vous !
C’était bien ça. Et quand tout le monde se mit à avancer, j’avais une barbe de deux jours. Très embarrassant.
Les anges nous regroupaient comme des agents de la circulation, nous faisant mettre en rangs comme ils l’entendaient. Je savais que c’étaient des anges. Ils avaient des ailes, ils portaient de grandes robes blanches et ils étaient d’une taille très impressionnante. Comme l’un d’eux passait non loin de moi, j’estimai sa hauteur à trois mètres. Ils ne battaient pas des ailes. (Ce n’est que plus tard que j’appris qu’ils ne portaient leurs ailes que lors des cérémonies, un peu comme des insignes de leur grade.) En tout cas, je m’aperçus que je pouvais me déplacer selon leurs instructions. Auparavant, j’avais été dans l’incapacité de contrôler mes mouvements mais, à présent, je pouvais aller dans n’importe quelle direction par le seul effet de ma volonté.
Ils nous firent tout d’abord aligner en colonne, sur une seule file, qui s’étirait sur des kilomètres. (Des centaines, des milliers de kilomètres ?) Puis ils nous divisèrent en rangs, douze de front, puis en étages, toujours par douze. J’étais, si je comptais bien, le numéro quatre dans mon rang, au troisième niveau. Dans ma colonne, je devais être à peu près à deux cents places en arrière – j’avais fait cette estimation pendant que notre formation se mettait en place –, mais je n’avais pas la moindre idée de la longueur réelle de la colonne.
29
L’auteur fait ici allusion au tourbillon qui emporte l’héroïne du «Magicien d’Oz» de Frank Baum. (