Quand nous eûmes achevé notre boucle autour de la Cité sainte, notre chef de cohorte nous rassembla en formation, un peu comme des dirigeables à l’aéroport de O’Hare et nous fit attendre jusqu’à ce qu’un signal lui indique qu’une des portes était libre. J’avais espéré pouvoir au moins jeter un coup d’œil à saint Pierre, mais non : son bureau était de l’autre côté, sur la porte principale, la porte de Judas, et nous, nous entrions par la porte opposée, celle d’Asher, où nous étions enregistrés par les anges qui dépendaient des services de Pierre.
Même avec les douze portes que comptait la Cité, les dizaines et les dizaines d’employés de saint Pierre qui y étaient préposés (en tenant compte du fait qu’il n’y avait pas d’examen puisque nous avions tous été emportés par l’Extase, c’est-à-dire que nos âmes étaient garanties suaves), il nous fallut attendre très longtemps avant d’être enregistrés, de recevoir des numéros d’identité temporaire, des logements tout aussi temporaires, de même que des tickets de ravitaillement…
(Ravitaillement ?)
Mais oui, me dis-je, mais j’interrogeai quand même l’ange qui s’occupait de moi. Il/elle me regarda avant de répondre :
— C’est facultatif. Cela ne fera aucune différence si vous ne mangez ni ne buvez. Mais de nombreuses créatures et même certains anges se plaisent à se nourrir, tout spécialement en compagnie. C’est selon vos désirs.
— Je vous remercie. Maintenant, à propos du logement. Je vois que c’est un single. Je voudrais une chambre double. Pour moi et ma femme. Je veux…
— Vous voulez parler de votre ex-femme, je suppose. Au Paradis, il n’y a pas de mariage.
— Hein ? Est-ce que ça signifie que nous ne pouvons pas vivre ensemble ?
— Pas du tout. Mais il faut que vous vous adressiez tous deux au service d’hébergement. Voyez les « échanges et rectifications ». Assurez-vous, l’un et l’autre, d’avoir votre formulaire de logement.
— Mais c’est bien là le problème ! J’ai été séparé de mon épouse ! Comment puis-je la retrouver ?
— Ça, ça ne dépend pas de mon service. Demandez à l’information. Entre-temps, installez-vous dans les cottages de Gédéon. Ce sont des appartements pour une personne.
— Mais…
Il (ou elle ?) eut un soupir.
— Est-ce que vous réalisez depuis combien de milliers d’heures je suis ici ? Est-ce que vous avez la moindre idée de la difficulté qu’il y a à s’occuper de millions de créatures en même temps, certaines vivantes, d’autres récemment réincarnées ? C’est la cinquième fois que nous devons réinstaller toute la plomberie à l’usage de créatures de chair… et savez-vous ce que ça représente ? Je veux dire que, quand vous vous occupez de ce genre d’installation, que vous faites des salles de bains et tout ça, vous avez affaire aux voisins ! Et personne ne m’écoute ! Allez… Prenez ces papiers, passez cette porte, là, prenez une robe et une auréole. Les harpes sont en option… Et suivez la ligne verte jusqu’aux cottages de Gédéon.
— Non !
Je vis bouger ses lèvres. Il (ou elle) devait prier en silence.
— Ecoutez, dit-il (ou elle) enfin, est-ce que vous croyez que c’est vraiment correct de vous promener au Paradis dans cette tenue ? Vous faites plutôt négligé. Nous n’avons pas vraiment l’habitude des créatures de chair, je le reconnais. Mais la dernière dont je me souvienne, c’est Elie, et je dois dire que vous avez l’air aussi douteux que lui. A votre place, non seulement je me hâterais de jeter ces loques pour revêtir une robe blanche décente, mais j’essaierais de faire quelque chose pour ces pellicules.
— Ecoutez, dis-je nerveusement, personne ne sait ce que j’ai vécu, personne sauf Jésus[30]. Pendant que vous étiez là, dans votre belle robe blanche, avec votre auréole, dans cette ville impeccable dont les rues sont pavées d’or, moi je me battais avec Satan lui-même. Je sais que je n’ai pas l’air très net mais je n’ai pas choisi d’arriver comme ça. Euh… A propos, où est-ce que je peux trouver des lames de rasoir ?
— Des quoi ?
— Des lames de rasoir. Des Gillette bleues, ou des lames de ce genre… Pour ça… (J’ai brandi mon rasoir.) De préférence en acier inox.
— Ici, tout est en inox. Mais, au nom du Paradis, de quoi voulez-vous parler ?
— D’un rasoir de sécurité. Pour raser tous ces poils de mon visage.
— Vraiment ? Si le Seigneur dans Sa sagesse avait voulu que Ses créations mâles n’aient pas de poils sur le visage, Il les aurait faites imberbes. Je vais vous prendre ça.
Il/elle tendit la main vers mon rasoir et le prit.
Je le récupérai aussitôt.
— Ah non ! Pas question ! Où est ce service d’information ?
— Sur votre gauche. A mille kilomètres environ, dit-il/elle avec dédain.
Je m’éloignai, furibond. Ces bureaucrates ! Même au Paradis. Je m’étais abstenu de poser d’autres questions parce que j’avais cru deviner un sens caché à cette réponse. D’après ce que j’avais pu estimer en faisant le grand tour de la Cité sainte, mille kilomètres c’était la distance qui séparait une porte (comme celle d’Asher, par exemple) du centre exact du paradis, c’est-à-dire de l’endroit où se trouvait le grand trône blanc de Jéhovah, Dieu le Père. L’ange m’avait ainsi fait comprendre sans ménagement que si je n’aimais pas la façon dont j’étais reçu, je n’avais qu’à aller me plaindre au patron. Autrement dit, il/elle m’avait répondu d’aller me faire cuire un œuf.
Je me suis mis en quête d’une éventuelle autorité.
Celui qui avait organisé ce grand gymkhana, Gabriel, Michel, ou qui que ce soit, avait prévu que de nombreuses créatures allaient se retrouver avec des problèmes qui ne correspondaient pas vraiment au système mis en place. Donc, des chérubins avaient été prévus dans la foule, un peu partout. Ne pensez pas à Michel-Ange ou à Luca Delia Robbia. Il ne s’agissait pas de bambinos aux genoux potelés. Ils avaient trente bons centimètres de plus que la plupart des nouveaux venus. Ils ressemblaient aux anges, si ce n’est que leurs ailes étaient plus petites et qu’ils portaient un badge : DIRECTION.
En fait, c’était peut-être vraiment des anges. Je n’ai jamais su très bien faire la distinction entre les anges, les chérubins, les séraphins, etc. La Bible semble considérer ces détails comme acquis et ne s’étend guère sur la question. Les papistes ont défini neuf classes différentes d’anges ! Et par rapport à quelle règle ? Rien ne figure dans la Bible à ce propos !
Pour moi, il n’y avait que deux classes distinctes au Paradis : les anges et les humains. Les anges se considèrent comme supérieurs et n’hésitent pas à vous le faire comprendre. Et il est bien certain qu’ils sont supérieurs, hiérarchiquement parlant, de même qu’en pouvoir et en privilèges. Les âmes sauvées ne constituent que des citoyens de seconde classe. Une notion est très répandue, aussi bien chez les chrétiens protestants que chez les papistes : ceux dont l’âme est sauvée seront pratiquement assis dans le giron de Dieu. Eh bien, il n’en est rien ! Votre âme est sauvée et vous vous retrouvez au paradis pour vous apercevoir très vite que vous n’êtes que le petit nouveau, le gamin perdu dans un quartier complètement étranger.
Une âme qui a connu le salut et qui est entrée au paradis est tout à fait dans la situation d’un nègre perdu dans l’Arkansas. Et vous pouvez compter sur les anges pour vous le faire savoir et plutôt deux fois qu’une !
Je n’ai jamais rencontré un ange sympathique.