En fait, il n’existe pas d’industrie au paradis. Ni même d’économie. Lorsque Jéhovah décréta, après que nous eûmes été chassés du jardin d’Eden, que les descendants d’Adam devraient gagner leur pain à la sueur de leur front, il inventa l’économie moderne qui fonctionne en fait depuis 6 000 ans à peu près.
Mais pas au paradis.
Au paradis, Il donne à chacun son pain sans qu’il soit nécessaire de recourir à la sueur. En vérité, le pain quotidien n’est pas un besoin au paradis. On ne peut pas y mourir de faim, on ne peut même pas ressentir une petite fringale. A peine, si l’on veut, pour profiter d’un des nombreux restaurants, réfectoires ou boîtes à lunch qui abondent au paradis. Le meilleur hamburger que j’aie jamais mangé, c’est dans un tout petit resto, sur le bord du fleuve, tout près de la place du Trône. Bon, mais encore une fois je vais plus vite que mon histoire.
Une autre lacune, certes moins grave, c’est l’absence de jardins. Je veux dire que l’on n’en trouve guère qu’à proximité de l’arbre de vie, tout près du trône et du fleuve, si l’on excepte quelques rarissimes jardins privés, disséminés dans la Cité. Je crois savoir quelle en est la raison et, si je ne me trompe pas, il est aisé d’y porter remède. Jusqu’à ce que nous arrivions au paradis (je parle des humains pris par l’Extase ainsi que des morts ressuscités dans le Christ), presque tous les citoyens de la Cité sainte étaient des anges. Les exceptions, qui représentaient à peu près un million, étaient des martyrs de la foi, des enfants d’Israël tellement saints qu’ils étaient montés au Ciel sans avoir personnellement rencontré Jésus (c’est-à-dire aux environs de l’an 30 avant Son règne), plus un autre groupe venu de contrées ignorantes, composé d’âmes vertueuses qui ne connaissaient même pas l’existence du Christ. Ainsi, les anges constituaient quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population de la Cité sainte.
Les anges ne semblent pas s’intéresser à l’horticulture. Je suppose que c’est logique : j’imagine difficilement un ange agenouillé sur le sol, occupé à tailler une plante. On ne les voit pas se salir les doigts pour faire pousser des roses.
A présent que les humains sont au moins dix fois plus nombreux au paradis que les anges, j’espère que nous allons voir des jardins au paradis, des clubs d’horticulture, des conférences sur le jardinage et toutes ces sortes de choses. Ce n’est pas le temps qui manquera aux jardiniers amateurs.
La plupart des humains du paradis font ce qu’ils veulent sans obéir à la nécessité. Cette charmante dame (Suzanne) qui avait voulu ma bénédiction, avait été brodeuse en Flandre et elle enseignait désormais la broderie à tous ceux que cela intéressait. J’ai eu nettement le sentiment que, pour la plupart des humains, le véritable problème de l’éternité dans la félicité est comment passer le temps. (Question : Y aurait-il quelque chose de vrai dans cette idée de réincarnation que l’on retrouve dans la plupart des autres religions et que la chrétienté rejette avec virulence ? Une âme sauvée peut-elle être récompensée en retournant au conflit de l’existence ? Sur la terre ou ailleurs ? Il faut que je relise la Bible pour essayer d’y trouver quelque chose à ce sujet. A ma grande surprise, j’avais découvert que les bibles étaient plutôt rares au paradis.)
Le service d’information était exactement là où il était censé être, tout près du fleuve de l’eau de vie qui prend sa source au trône de Dieu et décrit ses méandres dans le bois de l’arbre de vie. Le trône culmine au-dessus des arbres mais, à si courte distance, il est difficile de bien le voir. C’est un peu comme de contempler les gratte-ciel de New York en étant au pied. Plus difficile encore. Et, bien entendu, vous ne pouvez pas voir le visage de Dieu, à mille quatre cent quarante coudées de distance. On ne discerne en fait que le rayonnement… et l’on sent Sa présence.
Le bureau d’information était aussi bondé que le chérubin me l’avait laissé pressentir. Il n’y avait pas de queue. Ceux qui étaient venus pour un renseignement ou une réclamation étaient agglutinés sur trente mètres de profondeur. En découvrant cette foule, je me demandai combien de temps il me faudrait pour atteindre le comptoir. Est-ce qu’il allait falloir se frayer un chemin comme dans les grands magasins les jours de solde ? En marchant sur les pieds et en donnant des coups de coude ?
Je pris quelques pas de recul et me demandai comment j’allais procéder. Est-ce qu’il existait un autre moyen de localiser Margrethe ?
J’étais encore abîmé dans mes questions quand un chérubin portant le badge DIRECTION s’approcha de moi.
— Très saint, désirez-vous atteindre le bureau d’information ?
— Mais certainement !
— Venez avec moi. Ne vous éloignez pas. (Il brandit une espèce de grand bâton, comme les policiers dans les émeutes.) Ecartez-vous ! Faites place à un saint !
En un rien de temps, je me retrouvai devant le comptoir. Je ne pense pas que quiconque ait été blessé, si ce n’est dans son orgueil. Je n’approuve pas ce genre d’action et je considère que chacun devrait recevoir le même traitement et avoir droit aux mêmes égards. Mais, avec ces histoires de grade, voyez-vous, il vaut encore mieux être caporal que deuxième classe.
Je me retournai, en quête du chérubin, mais il avait déjà disparu. Une voix me dit :
— Très saint, que désirez-vous ?
De l’autre côté du comptoir, un ange me regardait.
Je lui expliquai aussitôt que je désirais retrouver mon épouse. Il tambourina des doigts sur le comptoir.
— D’ordinaire, ce n’est pas un service que nous pouvons assurer. Il existe une sorte de mouvement coopératif géré par les créatures, appelé « Comment Retrouver Vos Amis Et Ceux Qui Vous Sont Chers ».
— Et où puis-je le trouver ?
— Près de la porte d’Asher.
— Quoi ? Mais j’en viens. C’est là-bas que je me suis inscrit à mon arrivée.
— Vous auriez dû interroger l’ange qui vous a accueilli. Vous êtes arrivé récemment ?
— Très récemment. J’ai été pris par l’Extase. Mais j’ai posé la question à l’ange qui m’a accueilli et il m’a envoyé sur les roses. Il… euh, elle m’a dit de me présenter ici.
— Laissez-moi voir vos papiers.
Je les lui tendis. L’ange les examina attentivement, lentement, puis appela un de ses collègues.
— Tirl ! Jette un coup d’œil là-dessus.
Le second ange prit à son tour mes papiers, acquiesça, puis me regarda et hocha tristement la tête en les rendant.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demandai-je.
— Non. Très saint, vous avez eu la malchance de tomber, si je puis dire, sur quelqu’un qui n’aiderait même pas son meilleur ami s’il en avait un, ce qui n’est pas le cas. Mais je suis quand même surpris qu’on se soit montré aussi discourtois avec un saint.
— Mais je ne portais pas encore mon auréole à ce moment-là.
— Ça expliquerait la situation. Vous l’avez eue plus tard ?
— En fait, je l’ai acquise comme ça, miraculeusement, entre la porte d’Asher et ici.
— Je vois… Très saint, votre privilège vous autorise à faire un rapport sur Khromitycinel. Mais, d’un autre côté, je pourrais utiliser le haut-parleur pour transmettre votre demande.
— Je pense que ce serait préférable.
— C’est ce que je pense moi aussi. A long terme. Dans votre intérêt. Si je me fais bien comprendre.
— Tout à fait.
— Mais, avant que je lance cet appel, voyons auprès du bureau de saint Pierre si votre femme est bien arrivée. Quand est-elle morte ?
— Elle n’est pas morte. Elle aussi a été prise par l’Extase.