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Pris entre ces tenues indécentes, ce parler choquant et les effets de deux potions aussi étranges que traîtresses et généreusement administrées, j’étais totalement perdu. Etranger en terre étrangère, j’étais terrassé par des coutumes aussi nouvelles pour moi que scandaleuses.

Mais, durant tout ce temps, je me raccrochai à une seule conviction : il me fallait paraître à l’aise, impavide, parfaitement chez moi. Nul ne devait soupçonner que je n’étais pas vraiment Alec Graham, compagnon de croisière, mais Alexander Hergensheimer, un simple étranger… ou sinon, il s’ensuivrait quelque chose de terrible.

Bien entendu, j’étais dans l’erreur : il s’était d’ores et déjà produit quelque chose de terrible. J’étais bel et bien un simple étranger sur une terre absolument étrange et déconcertante… mais, rétrospectivement, je ne pense pas que ma condition eût empiré si j’avais exposé au grand jour ma mésaventure.

Personne ne m’aurait cru.

Que pouvait-on attendre d’autre ? J’avais du mal à le croire moi-même.

Le commandant Hansen, qui était un homme doué d’un solide bon sens, aurait simplement éclaté de rire en entendant cette « plaisanterie » et il aurait proposé un autre toast. Et si j’avais persisté dans mon « délire », il aurait demandé au médecin du bord de me dire deux mots.

Néanmoins, je me tirai plus aisément d’affaire tout au long de cette soirée en me raccrochant à cette certitude que je devais absolument jouer le rôle d’Alec Graham afin de ne laisser soupçonner à personne que j’étais un imposteur transplanté dans ce monde par des fées, comme l’œuf du coucou dans le nid.

On venait juste de me servir une part de cake de la princesse, un merveilleux gâteau à plusieurs étages que j’avais goûté à bord de l’autre Konge Knut, accompagnée d’une petite tasse de café, quand le commandant se leva.

— Venez, Alec ! Passons au salon, à présent ! Le spectacle est sur le point de commencer, mais ils attendent que j’arrive. Allez, venez ! Ne mangez pas cette sucrerie, ça ne vous vaudrait rien. Vous pourrez prendre votre café au salon. Mais avant, on va boire comme des hommes, non ? Du solide, pas des boissons de jeunes filles ! Vous aimez la vodka russe ?

Il passa son bras sous le mien et je m’aperçus qu’il m’entraînait vers le salon sans que ma volonté y fût pour quoi que ce soit.

Le spectacle présenté dans le salon était cette sorte de mélange que j’avais déjà vu à bord du M.V. Konge Knut : un magicien faisait des tours improbables mais pas du genre de ce que j’avais fait, moi (ou de ce que l’on m’avait fait ?)… Un comédien bonimenteur, ni bon ni menteur, une jolie fille qui chantait, et des danseurs. Les principales différences étaient celles que j’avais déjà rencontrées : beaucoup de peau nue, beaucoup de mots crus. Mais j’étais encore sous l’effet du premier choc et de l’akvavit, et ces nouvelles preuves de la différence entre nos deux mondes eurent un effet plus atténué sur moi.

La fille qui chantait ne portait que quelques souvenirs de vêtements et les paroles de ses chansons lui auraient causé des ennuis même dans les bas-fonds de Newark dans le New Jersey. C’est du moins ce que je pensai car je n’avais jamais fait l’expérience directe de ce cloaque d’infamie. Je m’intéressais avant tout à son allure : je n’avais pas en effet à détourner les yeux puisque chacun était censé regarder le spectacle.

Si l’on admet, à titre d’exemple, que les usages dans le costume peuvent fondamentalement varier sans détruire la structure de la société (une possibilité à laquelle je n’adhère pas mais que je me contente de citer), il vaut mieux, alors, que la personne qui exhibe cette différence soit jeune, en bonne santé et d’apparence avenante.

La chanteuse était, en effet, jeune, en bonne santé et très avenante. Et j’éprouvai un pincement de regret lorsqu’elle disparut du halo du projecteur.

Le clou de la soirée était une troupe de danseurs tahitiens. Je ne fus pas surpris de voir qu’ils étaient tous nus jusqu’à la taille si l’on exceptait leurs colliers de fleurs et de coquillages. En fait, le contraire m’eût étonné. Mais ce qui me surprit (encore que tel n’aurait pas dû être le cas), ce fut la réaction de mes compagnons de croisière.

La troupe, composée de huit femmes et de deux hommes, dansa tout d’abord pour nous. Tout à fait comme avant la traversée du feu, ce même jour, ou lors de la visite d’une troupe similaire à bord du M.V. Konge Knut à l’escale de Papeete. Vous n’ignorez peut-être pas que le hula de Tahiti se distingue du rythme lent et gracieux du Royaume d’Hawaï : il est nettement plus rapide et plus énergique. Je ne suis pas un expert de l’art de la danse mais je crois avoir assisté à des démonstrations de hula dans chaque pays. Et je préfère le hula hawaïen que j’avais découvert lorsque le Comte Von Zeppelin s’était arrêté pour une journée à Hilo, en route pour Papeete. Le hula tahitien tient plus pour moi de l’exploit athlétique que de l’art. Mais la vitesse et l’énergie ont un charme encore renforcé par la manière dont les femmes indigènes se vêtent ou se dévêtent.

Le meilleur allait suivre. Après une très longue partie dansée, avec des figures auxquelles participaient les deux danseurs qui faisaient avec leurs partenaires des choses qui auraient étonné dans une basse-cour (je m’étais attendu à tout moment à ce que le commandant interrompe ces activités), le maître des cérémonies, à moins que ce ne fût le directeur de la croisière, s’avança pour annoncer :

— Mesdames et messieurs, et vous autres dont l’état est aussi douteux que l’origine… (Je suis contraint de censurer quelque peu son langage.) Que vous ayez chassé à courre ou à l’arrêt – notez bien que je ne fais pas de discrimination entre les queues –, vous avez su mettre à profit ces quatre jours durant lesquels nos danseurs ont été avec nous pour nous apprendre le hula tahitien qui fait désormais partie de votre répertoire. Dans peu de temps, vous allez pouvoir donner une démonstration de ce que vous avez appris et recevoir vos diplômes d’authentiques papayas de Papeete. Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’ici même, à bord de ce bon vieux Knut, il y en a d’autres qui se sont déjà sérieusement entraînés. Maestro, musique !

Une douzaine de nouvelles danseuses surgirent du fond de la scène. Mais elles n’étaient pas polynésiennes. Absolument caucasiennes. Seule leur tenue était authentique : jupes de raphia, colliers, fleurs dans les cheveux, rien d’autre. Mais leur peau était absolument blanche et, si l’on exceptait deux rousses, toutes étaient blondes.

Toute la différence était là. J’étais tout prêt à admettre que les femmes de Polynésie étaient très correctement et même pudiquement vêtues car c’était leur costume indigène. Autres lieux… Et puis, notre mère Eve n’avait-elle point été pudique dans sa simple nudité avant la Chute ?

Mais des filles blanches en tenue des Mers du Sud, c’était tout à fait déplacé.

Cependant, cela ne m’empêcha pas d’observer le spectacle. J’étais surpris de voir que ces filles dansaient aussi vite et de façon aussi compliquée (à mes yeux profanes) que les filles des îles. J’en fis la remarque au commandant.

— Elles ont appris à danser avec autant de talent en quatre journées seulement ?

Il étouffa un rire.

— Elles s’entraînent pendant chaque croisière, du moins pour celles qui ont déjà voyagé avec nous. Elles répètent depuis San Diego.

C’est à cet instant que je reconnus l’une des danseuses – c’était Astrid, l’accueillante jeune femme qui m’avait conduit à « ma » cabine. Et je compris pourquoi elles avaient consacré autant de passion et de temps à la danse : elles faisaient partie de l’équipage. Je regardai Astrid – ou plutôt je la scrutai – avec un peu plus d’intérêt. Elle surprit mon regard et me sourit. Comme un gros lourdaud, comme un benêt, au lieu de répondre à ce sourire, je détournai les yeux en rougissant. Puis j’essayai de masquer mon embarras en prenant une longue gorgée du verre que je venais de découvrir dans ma main.