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Pierre parlait pendant que j’invectivais :

— Pardonne-lui, Père. Il est tourmenté par le chagrin, il est bouleversé. Il ne sait pas ce qu’il dit.

Je me dominai quelque peu.

— Saint Pierre, je sais très exactement ce que je dis. Je ne veux pas rester ici. Mon amour est en enfer, c’est donc là que je veux la rejoindre. C’est là, en fait, qu’est ma place.

— Alec, vous oublierez tout ça.

— Ce que vous ne semblez pas comprendre, c’est que je ne veux pas oublier tout ça. Je veux me retrouver auprès de ma bien-aimée afin de partager son destin. Vous m’avez dit qu’elle était en enfer…

— Non, je vous ai seulement dit qu’il était certain qu’elle ne se trouvait ni au Paradis ni sur terre.

— Existerait-il un quatrième lieu ? Les limbes ou que sais-je encore ?

— Les limbes, ce n’est qu’un mythe. Il n’existe pas de quatrième lieu à ma connaissance.

— Alors je veux partir sur l’heure et explorer tout l’enfer pour tenter de la retrouver. Mais comment ?

Pierre eut un haussement d’épaules.

— Mais bon sang, ne faites plus le coup de la pirouette ! C’est comme ça qu’on m’a traité depuis que j’ai traversé le feu ! Je n’ai connu que ça : pirouette sur pirouette. Est-ce que je suis prisonnier ici, ou quoi ?

— Non.

— Alors dites-moi comment me rendre en enfer.

— Très bien. En enfer, il n’est pas question que vous portiez cette auréole. On ne vous laisserait jamais entrer.

— Mais je n’ai jamais demandé à la porter. Allons-y !

Peu après, je me suis retrouvé au seuil de la porte de Judas, escorté par deux anges. Pierre ne m’a pas dit au revoir. Je pense qu’il était totalement écœuré. Ce qui me navrait car je l’aimais beaucoup. Mais je n’étais pas parvenu à lui faire comprendre que le Paradis sans Margrethe ne saurait être le Paradis.

Je me suis arrêté juste avant de sortir.

— Je souhaiterais que vous transmettiez un message de ma part à saint Pierre…

Les anges m’ignorèrent. Ils m’empoignèrent l’un et l’autre de chaque côté et me jetèrent en avant.

Et je me mis à tomber.

A tomber.

Encore et encore.

24

Oh ! si je savais où le trouver,

si je pouvais arriver jusqu’à son trône,

Je plaiderai ma cause devant lui,

je remplirai ma bouche d’arguments.

Job, 23:3-4

Et je tombais toujours.

Pour l’homme moderne, l’un des aspects les plus troublants de l’éternité, c’est la qualité glissante du temps. En l’absence d’horloges et de calendriers, sans l’alternance du jour et de la nuit, les phases de la lune, ou même le passage des saisons, la durée devient subjective et « quelle heure est-il ? » est une pure question d’opinion, et non un fait.

Je pense que je suis tombé pendant une vingtaine de minutes, mais certainement pas durant plus de vingt ans.

Si j’étais vous, je ne parierais néanmoins ni sur l’un ni sur l’autre.

Je ne voyais rien d’autre que l’intérieur de mes globes oculaires. Je ne profitais même pas d’une éventuelle vision de la Cité sainte disparaissant peu à peu dans le lointain.

Assez vite, j’en vins à me distraire en revivant en mémoire les meilleurs moments de mon existence, pour m’apercevoir bientôt que ces bons souvenirs me rendaient triste. Je choisis donc les circonstances désagréables et ce fut pis encore. Finalement, j’optai pour le sommeil. Du moins c’est ce que je pensais. Comment savoir si vous dormez vraiment alors que vous êtes coupé de toute sensation ? Je me souvins d’un de ces « savants » plus ou moins inventeurs qui avait mis au point ce qu’il appelait une « chambre d’isolation sensorielle ». Eh bien, comparé à la chute du Paradis vers l’enfer, son truc était un cirque sensationnel où l’on risquait de mourir de rire.

Je soupçonnai que j’approchais de l’enfer à l’odeur. Ça puait l’œuf pourri. Le H2S, l’hydrogène sulfuré. Le soufre en combustion.

Ce n’est pas mortel, ce qui ne veut rien dire d’ailleurs, puisque ceux qui perçoivent cette puanteur sont déjà morts. Je veux dire en règle générale. Moi, je ne suis pas mort. L’histoire et la littérature mentionnent les expériences vécues par d’autres vivants : Dante, Ulysse, Orphée, Enée. Tous ces cas relevaient-ils de la fiction ? Suis-je vraiment le premier humain vivant à avoir visité l’enfer ?

Si cela est, combien de temps vais-je encore rester en vie et en bonne santé ? Juste assez longtemps pour toucher la surface ardente du lac ? Et pschitt ! disparaître en laissant juste une petite tache de graisse ? Mon geste donquichottesque avait-il été irréfléchi ? Quelques yeux de graisse dans le bouillon de l’enfer, ce n’est pas ça qui aiderait beaucoup Margrethe. J’aurais peut-être mieux fait de rester au Paradis et de négocier. Un saint avec son auréole faisant le piquet de grève devant le trône du Seigneur, voilà qui l’aurait peut-être amené à revoir Sa décision… Car Il ne pouvait s’agir que de Sa décision, Jéhovah étant omnipotent.

Il est un peu tard pour penser à ça, mon garçon ! Tu vois cette lueur rouge, là en bas, dans les nuages ? Ça doit être de la lave en fusion. A quelle distance ? Pas très loin à mon avis ! Et à quelle vitesse tombes-tu ? Trop vite !

Ah, je vois maintenant ce fameux puits : le cratère d’un volcan absolument colossal. Les parois montent maintenant autour de moi. Elles mesurent des kilomètres, et pourtant les flammes et la lave sont encore loin, très très loin en dessous. Mais tu t’en approches très vite ! Comment se comportent tes dons miraculeux, saint Alexander ? Rappelle-toi : tu t’es tiré de cet autre feu, il y a pas mal de temps, avec juste une petite cloque. Et ici, ça va se passer comment ? Après tout, la différence n’est qu’une question de degrés.

« Avec de la patience et beaucoup de salive, l’éléphant arrive toujours à déflorer le moustique. » Alors, à propos de cette histoire de degrés, est-ce que tu peux faire aussi bien que l’éléphant ? Saint Alec, attention ! Voilà une pensée qui n’a rien de pieux. Que t’arrive-t-il ? Peut-être est-ce déjà l’influence néfaste de ce milieu. Oh, tu ferais mieux de ne pas trop te soucier de tes mauvaises pensées parce qu’il est un peu tard pour réfléchir au péché. Tu ne risques pas d’aller en enfer pour tes péchés. Tu y es déjà. Maintenant. Dans trois secondes à peu près, tu vas fondre comme un lardon. Adieu, ma Marga ! Je suis tellement navré de jamais n’avoir pu t’offrir ce fameux sorbet au chocolat chaud. Satan, reçois mon âme. Jésus est un faux frère.

Ils m’ont attrapé comme un papillon. Mais un papillon aurait dû avoir des ailes en amiante dans mon cas. J’avais le pantalon tout grillé. Quand ils ont réussi à me ramener sur le bord, ils m’ont versé un seau d’eau sur la tête.

— Signez ce papier.

— Quel papier ?

Je me suis assis sans quitter les flammes des yeux.

— Ça.

Quelqu’un agitait une feuille sous mon nez en me tendant un stylo.

— Pourquoi voulez-vous que je signe ?

— Il le faut. C’est une attestation comme quoi on vous a sauvé du puits ardent.

— Je veux voir un avocat. Je ne signerai rien en attendant.

La dernière fois que je m’étais trouvé dans un coup pareil, ça m’avait valu de faire la vaisselle pendant quatre mois. Cette fois-ci, je n’avais pas quatre mois à perdre. Il fallait immédiatement que je parte à la recherche de Margrethe.