— Est-ce qu’ils ne perdent pas un peu d’argent en étendant le crédit sans garanties de cette façon ?
— Non. Ici, en enfer, tout le monde finit par payer. N’oubliez pas qu’ici, le plus endetté de tous ne peut même pas se suicider pour échapper à ses créanciers. Vous allez simplement signer et vous ferez mettre toutes vos dépenses sur la chambre jusqu’à ce que vous ayez passé un contrat-crédit avec l’un des trois.
Le Sheraton « Sans Souci » est situé sur la Plaza, juste en face du Palais. Rod m’accompagna jusqu’à la réception. Je remplis le formulaire en demandant une chambre à un lit avec bain. L’employée de la réception, une petite démone avec de ravissantes cornes, regarda ma carte et ses yeux s’agrandirent.
— Saint Alexander ?
— Oui, je suis Alexander Hergensheimer. On m’appelle parfois « saint Alexander », mais je ne crois pas que mon titre soit valide ici.
Mais elle ne m’écoutait pas. Elle feuilletait rapidement le registre des réservations.
— Oui, c’est bien ça, Votre Sainteté. Une suite.
— Comment ? Mais je n’ai pas besoin d’une suite. Et je ne pourrai même pas la payer.
— Mais c’est avec les compliments de la direction, monsieur.
25
Il eut sept cents princesses pour femmes et trois cents concubines ; et ses femmes détournèrent son cœur.
L’homme serait-il juste devant Dieu ? Serait-il pur devant celui qui l’a fait ?
« Les compliments de la direction !!! » Qu’est-ce que ça voulait dire ? Personne n’avait pu savoir que je devais venir ici jusqu’à l’instant où j’avais été éjecté par la porte de Judas. Est-ce que saint Pierre aurait un téléphone rouge relié à l’enfer ? Se pouvait-il qu’il y eût une sorte de collaboration clandestine avec l’Adversaire ? Imaginez la tête des archevêques qui auraient appris ça !
Mais surtout : pourquoi ? Je n’avais pas le temps d’y réfléchir. La petite démone – une diablotine ? – frappa sur la cloche du comptoir et cria : « Chasseur ! »
Le chasseur qui se précipita sur moi était humain, jeune, plutôt séduisant. Je me demandai comment il avait pu mourir si jeune sans aller au Paradis. Mais cela ne me regardait pas et je ne lui posai aucune question. Je remarquai cependant quelque chose comme il me précédait. Il me rappelait certaines publicités pour des marques de cigarettes : « Rondes, fermes, bien emballées ». Oui, ce garçon avait ce genre de postérieur qui faisait écrire des poèmes aux libertins hindous. Etait-ce ce genre de péché qui lui avait valu d’atterrir ici ?
Mais cette question cessa de me préoccuper quand j’entrai dans la suite.
Le living était un peu juste pour jouer au football mais convenait largement pour un tournoi de tennis. Quant au mobilier, un potentat oriental l’aurait décrit comme « convenable ». L’alcôve, appelée « l’office », abritait un buffet prévu pour quarante convives au moins avec diverses collations froides plus quelques plats chauds : un porcelet rôti avec une pomme dans la gueule, un faisan décoré de ses plumes et divers autres mets de ce genre. En face se dressait un bar abondamment garni qui aurait impressionné le commissaire de bord du Konge Knut.
Mon chasseur (« Appelez-moi Pat ») s’activait pendant ce temps, ouvrant les rideaux, réglant les stores et les thermostats, vérifiant les serviettes : tout ce que doit faire un chasseur pour inciter à un pourboire généreux, tandis que j’essayais d’imaginer comment j’allais pouvoir lui donner ce pourboire. Y avait-il un moyen de mettre ça sur la chambre ? Il faudrait que je demande à Pat. Je traversai la chambre (une journée de marche ou presque !) et suivis Pat jusque dans la salle de bains.
Il se déshabillait. Le pantalon était à demi baissé et je voyais ses fesses nues.
— Hé, mon garçon ! Non, non ! Je vous remercie pour l’attention… mais les garçons, ce n’est pas mon truc.
— Mais c’est mon truc à moi, rétorqua Pat tout en se retournant. Et je ne suis pas un garçon.
Pat avait indubitablement raison. Elle n’avait absolument rien d’un garçon. A l’évidence.
Je restai un moment silencieux, bouche bée, tandis qu’elle ôtait le reste de ses vêtements et les disposait sur un valet.
— Et voilà ! fit-elle avec un sourire. Je suis bien aise d’être débarrassée de cet uniforme de clown ! Je le porte depuis qu’on vous a détecté au radar. Que s’est-il passé, saint Alec ? Vous vous êtes arrêté en route pour prendre une petite bière ?
— Euh… Oui. Deux ou trois.
— C’est bien ce que je pensais. C’était Bert Kinsey qui était de garde, n’est-ce pas ? Si jamais le lac débordait et que la lave envahisse la ville, je crois que Bert s’arrêterait quand même pour prendre une petite bière. Mais pourquoi avez-vous l’air tellement troublé ? Est-ce que j’ai dit quelque chose de mal ?
— Euh… Mademoiselle… Vous êtes très jolie, mais je n’ai pas demandé de fille.
Elle s’approcha, me regarda longuement et me tapota gentiment la joue. Je sentais son souffle sur mon menton et son parfum suave.
— Saint Alec, fit-elle d’une voix musicale, je n’essaie pas de vous séduire. Oh, bien sûr, je suis disponible. Toutes les suites sont livrées avec une, deux ou trois filles. Ça fait partie du mobilier. Mais je peux faire bien plus que l’amour.
Elle s’empara d’une serviette de bain et la drapa autour de ses hanches.
— Je suis également une ichiban. Une fille pour le bain. Ye vous en plie. Voulez-vous que ye masse votle dos ? (Elle sourit et rejeta la serviette.) Je suis aussi une excellente barmaid. Puis-je vous proposer un zombie danois ?
— Qui vous a dit que j’aimais le zombie danois ?
Elle s’était retournée pour ouvrir une garde-robe.
— Tous les saints que j’ai rencontrés aimaient ça. Est-ce que ça vous plaît ?
Elle me présentait un peignoir qui semblait avoir été tissé avec du brouillard bleu clair.
— C’est ravissant. Et combien de saints avez-vous déjà rencontrés ?
— Un seul. Vous. Non, deux, mais l’autre ne buvait pas de zombies danois. Je vous taquinais. Excusez-moi.
— Mais je ne vous en veux pas. Je tiens peut-être une piste grâce à vous. Est-ce que c’est une fille danoise qui vous a dit ça ? Une blonde, à peu près de votre taille, et aussi de votre poids, je pense. Margrethe, ou Marga. On l’appelle quelquefois « Margie ».
— Non. J’ai lu ça sur la fiche d’ordinateur qu’on m’a remise quand cette mission m’a été confiée. Cette Margie… c’est une amie à vous ?
— Plus qu’une amie. C’est pour elle que je suis venu en enfer. Ou sur l’enfer. Comment doit-on dire ?
— Comme on veut. Je suis sûre de n’avoir jamais rencontré votre Margie, en tout cas.
— Comment fait-on pour retrouver une personne, ici ? On consulte les listes électorales ? Les annuaires ? Quoi ?
— Je n’ai jamais trouvé ni les uns ni les autres. L’enfer est un endroit qui manque d’organisation. C’est en quelque sorte une anarchie avec quelques points de monarchie çà et là.
— Est-ce que vous pensez que je peux m’adresser à Satan ?
Elle prit un air dubitatif.
— Je ne connais pas de règle qui interdise que l’on écrive une lettre à Sa Majesté infernale. Mais il n’en existe pas non plus qui l’oblige à la lire. Je crois qu’elle serait ouverte, lue par quelque secrétaire, puis jetée dans le lac. (Elle ajouta :) Est-ce que nous passons au salon ? Ou êtes-vous prêt à vous mettre au lit ?