Saint Alexander Hergensheimer
Sheraton « Sans Souci »
La Capitale
Salutations,
En réponse à votre demande d’audience avec Sa Majesté Infernale, Satan Mekratrig, Souverain de l’Enfer et de Ses Colonies, Premier des Trônes Déchus, Prince des Mensonges, j’ai l’honneur de vous faire connaître que Sa Majesté vous requiert de bien vouloir compléter votre demande en procurant à son bureau un mémoire complet et sincère sur votre vie. Quand cela sera fait, une décision sera prise quant a votre demande.
Puis-je ajouter au message de Sa Majesté le conseil suivant : toute tentative d’omission, toute imprécision volontaire, ou toute exagération faite dans le but de plaire à Sa Majesté ne saurait lui plaire.
J’ai bien l’honneur de rester
très sincèrement à Lui,
Je lus le message à Pat à haute voix. Elle battit des cils et siffla.
— Mon chéri, tu ferais bien de te dépêcher !
— Mais je…
La feuille s’enflamma spontanément et je laissai tomber les cendres dans les assiettes sales.
— Est-ce que ça se produit souvent ?
— Je ne sais pas. C’est bien la première fois que je vois un message du N°1. Et c’est aussi la première fois que j’entends parler d’une audience accordée à qui que ce soit.
— Pat, je n’ai pas sollicité d’audience. J’avais l’intention d’essayer de savoir comment m’y prendre aujourd’hui, justement. Mais je n’ai pas envoyé de demande qui justifie cette réponse.
— Alors tu dois être convoqué d’urgence. Il ne faut pas laisser traîner ça. Je vais t’aider, chéri : je peux taper à la machine, si tu veux.
Les lutins ou les diablotins s’étaient de nouveau activés. Dans un coin de l’immense living, je découvris qu’on avait installé deux bureaux. L’un était réservé aux travaux d’écriture, avec des piles de papier et tout un choix de stylos et de crayons, tandis que sur l’autre un ensemble nettement plus complexe avait été disposé. Pat se dirigea droit sur lui.
— Chéri, on dirait bien que je suis toujours à ton service. Me voilà secrétaire à présent. Le tout dernier et le meilleur des ensembles Hewlett-Packard. On va s’amuser ! A moins que tu ne saches taper ?…
— Je crains que non.
— O.K. Alors, tu feras le brouillon, je mettrai ça en forme… je corrigerai éventuellement tes fautes de grammaire… et tu n’auras plus qu’à l’envoyer. Maintenant je sais pourquoi on m’a choisie. Ce n’est pas à cause de mon joli sourire, mais pour mes talents de secrétaire. La plupart des filles de ma guilde ne savent même pas taper. La plupart ont choisi la prostitution parce qu’elles ne savaient ni rédiger ni taper. Mais pas moi. Bien, mettons-nous au travail. Ça va nous prendre des jours, des semaines. Je ne sais pas. Est-ce que tu veux que je continue à dormir ici ?
— Tu veux partir ?
— Chéri, c’est à l’hôte de décider.
— Alors je ne veux pas que tu partes. (Marga ! Sois raisonnable ! Il faut me comprendre !)
— C’est une bonne chose que tu aies dit ça, parce que je crois que j’aurais éclaté en sanglots. Et puis, une bonne secrétaire doit toujours se trouver à portée de main si quoi que ce soit d’urgent se produit durant la nuit.
— Pat, ce genre de plaisanterie était éculé quand j’étais au séminaire.
— Eculé ? Oui, c’est vrai, ça l’était même à ma naissance. Allons-y, chéri.
Essayez de visualiser un calendrier (que je ne possède pas) et dont les pages s’envolent une à une au vent. Ce manuscrit devient de plus en plus volumineux mais Pat insiste pour que je suive au pied de la lettre le conseil du prince Belzébuth. Elle fait deux copies de tout ce que j’écris. Cela fait deux piles : l’une reste sur mon bureau, l’autre disparaît chaque nuit. Les diablotins, toujours. Pat me dit que je puis avoir l’assurance que la version qui disparaît aboutit au palais, au moins jusque sur le bureau du prince… donc, ce que j’ai fait jusque-là doit être satisfaisant.
En moins de deux heures, chaque jour, Pat tape et sort de l’imprimante ce qu’il m’a fallu tout un jour pour rédiger. Mais je cessai de travailler aussi durement quand je reçus la note manuscrite qui suit :
Vous travaillez trop dur. Distrayez-vous un peu. Emmenez-la au théâtre. Ou en pique-nique. Ne vous laissez pas engloutir comme ça.
La note, elle aussi, s’autodétruisit. C’était la preuve qu’elle était authentique. J’obéis donc à ce conseil. Avec plaisir ! Mais je n’ai pas l’intention de décrire ici tous les endroits chauds de la Capitale de Satan.
Ce matin même, j’ai enfin atteint ce point étrange où je décris ce qui advient maintenant… et je tends ma dernière page à Pat.
Moins d’une heure après que j’eus rédigé cette dernière ligne, le gong a résonné. Pat est revenue en courant et a mis ses bras autour de moi.
— Mon chéri, je dois te dire au revoir. Je ne te reverrai plus.
— Quoi ?
— C’est comme ça. On m’a dit ce matin que ma fonction prenait fin. Mais j’ai quelque chose à te dire. Tu découvriras fatalement, tôt ou tard, que j’ai fait un rapport quotidien sur toi. Je t’en prie : ne m’en veux pas. Je suis une professionnelle. En fait, j’appartiens au Service de Sécurité impérial.
— Du diable !… Alors tous tes baisers, tes soupirs… Tout ça, c’était simulé !
— Jamais, à aucun moment ! Et quand tu retrouveras ta Marga, dis-lui qu’elle a bien de la chance.
— Sœur Marie Patricia, est-ce encore un nouveau mensonge ?
— Saint Alexander, jamais je ne vous ai menti. J’ai dû taire certaines choses jusqu’à ce que j’aie le droit de parler, c’est tout.
Elle a écarté les bras.
— Hé ! Tu ne m’embrasses même pas ?
— Alec, si vraiment tu as envie de m’embrasser, tu n’as pas besoin de le demander.
Je ne lui ai pas demandé. Si Pat me jouait la comédie, alors elle était vraiment très bonne actrice.
Deux anges déchus de grande taille m’attendaient pour m’escorter jusqu’au palais. Ils étaient blindés et pourvus d’un armement impressionnant. Pat avait enveloppé soigneusement mon manuscrit et elle leur expliqua que j’étais censé l’avoir avec moi. J’étais sur le point de partir quand je m’arrêtai soudain.
— Mon rasoir !
— Regarde dans ta poche, mon chéri.
— Mais… comment est-il arrivé là ?
— Mon amour, je savais que tu ne reviendrais pas.
Une fois encore, je découvris que, en compagnie d’anges, même déchus, je pouvais voler. Nous avons décollé du balcon, fait le tour du Sheraton, avant de franchir la Plaza pour aller nous poser sur le balcon du troisième étage du palais de Satan. Ensuite, il y a eu toute une suite de couloirs, une grande volée d’escaliers dont les marches étaient bien trop hautes pour être confortables pour des humains. Lorsque j’ai trébuché, l’un de mes anges gardiens m’a rattrapé et m’a soutenu jusqu’en haut sans dire un mot.
Lui comme son copain ne disaient rien depuis le départ de l’hôtel.
D’immenses portes de cuivre, aussi complexes que les portes de Ghiberti, se sont ouvertes devant nous et on m’a poussé à l’intérieur.
Et je L’ai vu.
Le hall était plongé dans la pénombre, enfumé, et des gardes en armes étaient alignés de part et d’autre. Il y avait un grand trône, et une Créature dessus, au moins deux fois aussi grande qu’un homme… Une Créature qui était le diable tel que vous pouvez le voir sur des bouteilles de bière, des flacons de piment, des lotions, que sais-je ?… Avec la queue, les cornes, les yeux ardents, une fourche en guise de sceptre, la peau rutilante et rouge sombre dans le reflet des braseros, une Créature musculeuse et longiligne. Je dus faire un effort pour me rappeler que le prince des Mensonges pouvait prendre l’apparence qu’il souhaitait, n’importe laquelle. Il comptait sans doute m’impressionner.