— Saint Pierre ?
— Hein ? Oh non, pas Pierre. C’est un brave type, le chrétien le plus parfait du paradis ou de la terre. Il a renié son patron trois fois et il s’est bien arrangé depuis. Il est ravi de tutoyer son maître dans chacun de Ses trois aspects. J’aime bien Pierre. Si jamais il avait des embrouilles avec Mon Frère, J’aurais un boulot pour lui. Oui, et vous êtes donc arrivé en enfer. Est-ce que vous vous souvenez de l’allusion que J’ai faite à l’enfer quand Je vous ai invité ?
— Oui, je m’en souviens très bien.
— Et n’ai-Je pas tenu Ma promesse ? Faites attention à ce que vous allez répondre : sœur Pat nous écoute.
— Non, elle n’écoute pas, fit Katie. Pat est bien élevée. Ce n’est pas comme certaines personnes. Chéri, je vais Vous faire gagner du temps. Ce qu’Alec veut savoir c’est pourquoi on l’a persécuté, comment, et ce qu’il peut faire maintenant. A propos de Marga, je veux dire. La réponse au « pourquoi » est simple, Alec. On vous a choisi comme le taureau qu’on lance dans l’arène pour lui poser des banderilles. Yahvé était convaincu que vous pouviez gagner. La réponse au « comment » est tout aussi simple. Vous aviez visé juste en pensant que vous étiez paranoïde. Paranoïde mais pas totalement fou. On conspirait vraiment contre vous. Chaque fois que vous approchiez de la réponse, l’embrouille recommençait. Ce million de dollars, par exemple. Une embrouille mineure, mais vous avez eu cet argent entre les mains suffisamment longtemps pour que cela vous perturbe. Je pense que vous savez tout, sauf ce que vous pouvez faire maintenant. Tout ce que vous pouvez et devez faire, c’est vous fier à Jerry. Il peut échouer – et c’est très dangereux – mais Il va faire Son possible.
Je regardai Katie avec un respect nouveau, et un certain émoi. Elle avait fait allusion à des détails que je n’avais jamais dévoilés à Jerry.
— Katie ? Etes-vous humaine ? Ou bien… êtes-vous un ange déchu ou quoi ?…
Elle rit.
— C’est bien la première fois qu’on me soupçonne de ça. Mais je suis humaine, Alec chéri, totalement humaine. Et je ne suis pas vraiment une étrangère pour vous : vous en connaissez long sur moi.
— Vraiment ?
— Souvenez-vous. En avril de l’an 1446 avant la naissance de Jésus de Nazareth.
— Je devrais trouver rien qu’avec cette date ? Désolé, j’en suis incapable.
— Alors, essayez comme ça : quarante ans très exactement après l’exode d’Egypte des enfants d’Israël.
— La conquête de Canaan.
— Mais non ! Alors, Josué, chapitre trois. Quel est mon nom, qu’est-ce que je fais ? Est-ce que j’étais une mère, une femme, une jeune fille ?
(L’une des histoires les plus connues de la Bible. Elle ? Etait-ce bien à elle que je parlais ?)
— Euh… Rahab ?
— La prostituée de Jéricho. C’est moi. J’ai caché les espions du général Josué dans ma maison… et ainsi j’ai sauvé mes parents, mes frères et mes sœurs du massacre. Maintenant, faites-moi plaisir : dites-moi que je suis bien conservée.
Sybil eut un hennissement moqueur.
— Dites, si vous l’osez.
— Mais bien sûr, Katie ! Vous êtes plus que bien conservée. Ça fait presque 3 400 ans… Et même pas une ride. Pas trop, en tout cas.
— Pas trop ! Vous serez privé de breakfast, jeune homme !
— Mais Katie, vous êtes belle et vous le savez parfaitement. Je vous place au même rang que Margrethe !
— Et moi, vous m’avez regardée ? demanda Sybil. Moi aussi j’ai mes fans… En tout cas, m’man a plus de quatre mille ans, c’est une vieille peau.
— Non, Sybil, le passage de la mer Rouge a eu lieu en 1490 avant Jésus-Christ. Si on ajoute la date de l’extase, 1994 après Jésus-Christ, plus sept ans…
— Alec.
— Oui, Jerry ?
— Sybil a raison. Mais vous ne pouvez pas le savoir. Les mille années de paix qui séparent Armageddon et la guerre aux cieux sont à moitié écoulées. Mon Frère, dans Sa manifestation de Jésus, règne à présent sur la terre et Moi Je suis enchaîné dans le puits pour mille ans à venir.
— Vous n’avez pas l’air tellement enchaîné. Est-ce que je peux avoir un autre Jack Daniels ? Je suis un peu perdu…
— Je suis bien assez enchaîné comme ça. J’ai cessé de Me promener un peu partout sur terre. Yahvé l’a pour Lui tout seul, du moins pour le peu de temps qu’il lui reste avant qu’il la détruise. Je ne veux pas Me mêler de Ses petits jeux. (Jerry haussa les épaules.) Je refuse de prendre part à Armageddon. Je Lui ai fait remarquer à ce propos qu’il dispose de suffisamment de méchants qu’il a formés Lui-même. Alec, quand c’est Mon Frère qui écrit le scénario, Je suis toujours supposé Me battre jusqu’au bout, comme Harvard, avant de perdre. Ça devient monotone, à la longue. Il veut que Je chute à nouveau à la fin du millénium pour que Ses prophéties soient réalisées. Cette « guerre dans les cieux » : elle est prédite dans cette prétendue « Apocalypse ». Mais Je n’irai pas. J’ai dit à Mes anges qu’ils peuvent former une légion étrangère s’ils le souhaitent, mais Je Me tiendrai à l’écart. A quoi rime une bataille dont l’issue à été prévue des milliers d’années avant le coup de sifflet ?
Tout en parlant, Il m’observait. Il Se tut brusquement.
— Qu’est-ce qui vous chiffonne, à présent ?
— Jerry… S’il y a cinq cents ans que j’ai perdu Margrethe, c’est sans espoir. Non ?
— Ah, mais bon sang, mon vieux ! Est-ce que Je ne vous ai pas dit de ne pas essayer de comprendre des choses que vous ne pouvez pas comprendre ? Est-ce que Je M’occuperais de ça si c’était sans espoir ?
— Jerry, dit Katie, j’avais réussi à calmer Alec, et voilà que Tu le troubles à nouveau.
— Excuse-moi.
— Tu ne l’as pas fait exprès. Alec, Jerry parle sans ménagement, mais Il a raison. Pour vous, tout seul, cette quête a été sans espoir. Mais avec l’aide de Jerry, vous pourrez peut-être la retrouver. Ce n’est pas absolument certain, mais il y a une chance. Et le temps ne compte pas, que ce soit cinq secondes ou cinq cents ans. Vous n’avez pas à comprendre ça, mais il faut Le croire. Je vous en prie.
— D’accord. D’abord parce qu’autrement il n’y aurait vraiment plus d’espoir. Plus aucun…
— Mais il y en a. Il vous suffit d’être patient.
— J’essaierai. Mais je pense que Marga et moi nous n’aurons jamais notre petit relais au Kansas.
— Pourquoi pas ? fit Jerry.
— Après cinq siècles ? Même la langue aura changé. Et personne ne saura plus faire la différence entre un sorbet au chocolat chaud et une chèvre. Les coutumes changent vite.
— Eh bien, vous réinventerez le sorbet au chocolat et vous ferez un malheur. Fiston, ne soyez pas pessimiste comme ça.
— Ça vous dirait d’en avoir un maintenant ? proposa Sybil.
— Je crois qu’il serait préférable qu’il ne mélange pas le sorbet avec son Jack Daniels, remarqua Jerry.
— Merci, Sybil… mais je crois que je pleurerais dessus. Ça me ferait trop penser à Marga.
— Alors ne le faites pas. Pleurer dans son verre, c’est déjà triste, mais dans un sorbet au chocolat, c’est dégoûtant.
— Est-ce que je peux finir l’histoire de ma scandaleuse jeunesse ou bien est-ce que personne ne m’écoute ? demanda Katie.
— Moi, je vous écoute, dis-je. Vous avez fait un accord avec Josué.