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Puis, tout à coup, un changement se produisit dans le vacarme ; les voix s’éteignirent une à une, jusqu’au moment où les magiciens entendirent de nouveau le carillon de Saint Michel-le-Belfrey sonner la demi-heure. La première voix (celle de la petite statue cachée là-haut dans les ténèbres) continua quelque temps après que les autres se furent tues, sur son vieux thème du meurtrier impuni (« Il n’est pas trop tard ! il n’est pas trop tard ! »), avant de s’abîmer à son tour dans le silence.

Le monde avait changé pendant le séjour des magiciens à l’intérieur de l’église. La magie était de retour en Angleterre, que ses représentants le voulussent ou non. D’autres changements de nature plus prosaïque étaient aussi advenus : le ciel s’était rempli de lourdes nuées, chargées de neige. Leur gris était un curieux mélange de bleu ardoise et de vert glauque. Cette singulière couleur créait une sorte de lumière crépusculaire, telle celle qu’on imagine propre aux légendaires royaumes sous la mer.

Mr Segundus se sentit très fatigué par son aventure. D’autres messieurs avaient été plus effrayés que lui ; il avait assisté à un sortilège et trouvait cela merveilleux au-delà de tout ce qui était imaginable. Pourtant, maintenant que c’était fini, il était plongé dans une grande agitation et souhaitait plus que tout au monde avoir l’autorisation de rentrer tranquillement chez lui sans parler à personne. En proie à cet état d’émotivité, il se trouva abordé par le gérant d’affaires de Mr Norrell.

— Je crois, monsieur, dit Mr Childermass, que votre société doit être dissoute à présent. Vous m’en voyez désolé.

Peut-être était-ce entièrement le fait de son abattement : Mr Segundus subodorait que, malgré ses manières respectueuses, Childermass, en quelque autre partie de sa personne, se gaussait des magiciens d’York. Childermass appartenait à cette inconfortable classe d’hommes qui sont de basse extraction et ont donc pour destin de servir leurs maîtres toute leur vie, mais dont l’intelligence et les talents les poussent à rechercher la reconnaissance et des récompenses bien au-dessus de leur portée. Parfois, grâce à quelque heureux concours de circonstances, ces hommes trouvent le chemin de la grandeur ; le plus souvent, cependant, la pensée de ce qui aurait pu être les aigrit ; ils font des domestiques indociles et accomplissent leurs tâches guère mieux – ou moins bien – que leurs congénères moins doués. Ils deviennent insolents, perdent leurs places et finissent mal.

— Je vous demande pardon, monsieur, reprit Childermass, mais j’ai une question à vous poser. J’espère qu’elle ne vous paraîtra pas impertinente. J’aimerais savoir s’il vous arrive d’ouvrir une gazette londonienne ?

Mr Segundus répondit par l’affirmative.

— Ah, oui ? C’est très intéressant. J’ai moi-même beaucoup d’affection pour un quotidien. Malheureusement, je n’ai guère le loisir de lire… À part les livres qui me passent entre les mains dans le cadre de mes fonctions pour Mr Norrell. Et quel genre de choses trouve-t-on dans une gazette londonienne de nos jours ? Vous voudrez bien excuser mon insistance, monsieur, seulement Mr Norrell, qui n’ouvre jamais un journal, m’a posé la question hier, et je ne me suis pas jugé qualifié pour y répondre.

— Eh bien, dit Mr Segundus, légèrement embarrassé, on y trouve toutes sortes de choses. Qu’aimeriez-vous savoir ? Il y a les comptes-rendus des actions de la marine de Sa Majesté contre les Français, les discours du gouvernement, la chronique des scandales et des divorces. Est-ce là ce que vous vouliez ?

— Oh, oui ! acquiesça Childermass. Vous l’expliquez fort bien, monsieur. Je me demande, poursuivit-il, devenant songeur, si les nouvelles de province sont relatées dans les gazettes londoniennes… Si, par exemple, les remarquables événements d’aujourd’hui pourraient mériter un entrefilet…

— Je l’ignore, répondit Mr Segundus. Pourquoi non ? Mais enfin, vous savez, le Yorkshire est si loin de Londres ! Peut-être les rédacteurs londoniens n’auront-ils jamais vent de ce qui s’est passé.

— Ah ! dit Mr Childermass, avant de s’enfermer dans le mutisme.

La neige se mit à tomber, d’abord quelques flocons, puis davantage, jusqu’à ce qu’un million de flocons descendissent doucement d’un ciel gris-vert, mou et plombé. Sous la neige, toutes les maisons d’York devinrent un tantinet plus floues, un tantinet plus grises ; les habitants paraissaient tous un tantinet plus petits ; les cris et les clameurs, les bruits de pas et de sabots, les grincements des voitures et les claquements de portes résonnaient tous d’une manière un tantinet plus lointaine. Et peu à peu tout devint moins important ; finalement, le monde se limita à la neige qui tombait, au ciel d’un vert glauque, au vague fantôme gris de la cathédrale d’York… et à Childermass.

Childermass ne soufflait mot. Mr Segundus se demanda ce qu’il voulait de plus : il avait répondu à toutes ses questions. Childermass guettait Mr Segundus de ses drôles d’yeux noirs, comme s’il attendait que Mr Segundus ajoutât quelques mots – comme s’il escomptait vraiment que Mr Segundus les prononcerait, et que rien au monde ne fût plus certain.

— Si vous voulez, tenta Mr Segundus, secouant la neige de sa pèlerine, je puis dissiper les doutes éventuels. Je puis écrire une lettre au rédacteur en chef du Times pour le renseigner sur les extraordinaires exploits de Mr Norrell.

— Oh ! quelle générosité ! s’écria Childermass. Croyez-moi, monsieur, je sais que peu de gentlemen seraient aussi magnanimes dans la défaite. Toutefois, je n’en attendais pas moins de votre part. J’ai dit à Mr Norrell que je ne pensais pas qu’il y eût un gentleman plus obligeant que Mr Segundus.

— Je vous en prie ! se récria Mr Segundus, ce n’est rien.

La Société savante des magiciens d’York fut dissoute, et ses membres furent contraints de renoncer à la magie (tous, à l’exception de Mr Segundus). Même si certains d’entre eux étaient sots, et que tous ne fussent pas d’une extrême amabilité, je ne crois pas qu’ils méritaient une telle avanie. En effet, à quoi est condamné un magicien qui, conformément à un accord pernicieux, n’a plus le droit d’étudier la magie ? À musarder dans sa maison jour après jour, à déranger sa nièce (ou son épouse, ou sa fille) dans ses travaux de couture et à harceler les domestiques de questions sur des matières auxquelles il ne s’était jamais intéressé auparavant pour le plaisir d’avoir quelqu’un à qui parler, jusqu’à ce que les domestiques se plaignent de lui à leur maîtresse. Il prend un livre, commence à lire sans prêter attention à sa lecture, et il lui faut atteindre la page 22 pour découvrir qu’il s’agit d’un roman – le type d’ouvrage qu’il méprise plus que tout autre ; il le repose alors avec dégoût. Il demande l’heure à sa nièce (ou à son épouse, ou à sa fille) dix fois par jour, car il ne peut croire que le temps puisse s’écouler si lentement, et il s’emporte contre sa montre de gousset pour la même raison.