Mr Honeyfoot, j’en suis fort aise, s’en tira un peu mieux que les autres. Ayant un cœur tendre, il avait été très affecté par l’histoire que la gargouille de pierre avait relatée du haut des ténèbres. Celle-ci gardait la mémoire de ce crime affreux dans son petit cœur de pierre depuis des siècles, elle et personne d’autre se souvenait de la demoiselle à la chevelure tressée de lierre, et Mr Honeyfoot estimait que cette fidélité devait trouver sa récompense. Aussi écrivit-il au doyen, aux chanoines et à l’archevêque, se rendant importun jusqu’à ce que ces importants personnages consentissent à l’autoriser à desceller les dalles du transept sud. Une fois cela fait, Mr Honeyfoot et les hommes dont il avait loué les services exhumèrent des ossements dans un cercueil de plomb, exactement comme la petite gargouille de pierre l’avait prédit. Le doyen prétendit alors qu’il ne pouvait autoriser le retrait des ossements de la cathédrale (ce qui était le vœu de Mr Honeyfoot) sur le seul témoignage de la petite gargouille de pierre ; pareille action était sans précédent. Ah, mais si ! il existait des précédents, vous savez, objecta Mr Honeyfoot. Et la dispute fit rage de nombreuses années. En conséquence, Mr Honeyfoot n’eut pas vraiment le loisir de se repentir d’avoir signé le document de Mr Norrell[15].
La bibliothèque de la Société savante des magiciens d’York fut vendue à Mr Thoroughgood de Coffee-yard. Personne ne songea à signaler ce fait à l’attention de Mr Segundus, et il ne l’apprit que par une voie détournée, après que le commis de Mr Thoroughgood en eut parlé à un ami (un vendeur de la mercerie Priestley) et que cet ami en eut par hasard touché un mot à Mrs Cockcroft, de la George Inn, qui mit au courant Mrs Pleasance, laquelle était la logeuse de Mr Segundus. Dès que Mr Segundus en eut vent, il courut par les rues enneigées jusqu’à la boutique de Mr Thoroughgood, sans prendre la peine de mettre son chapeau, son pardessus ou ses bottes. Hélas, les livres étaient déjà partis. Il demanda à Mr Thoroughgood qui les avait achetés. Mr Thoroughgood pria Mr Segundus de lui pardonner, mais il craignait de ne pouvoir divulguer l’identité de l’acquéreur ; il ne pensait pas que le gentilhomme souhaitât que son nom circulât. Hors d’haleine, sans son manteau et sans son chapeau, avec ses chaussures trempées et ses bas tachés de boue qui en faisaient le point de mire de tous les clients du magasin, Mr Segundus éprouva quelque satisfaction à informer Mr Thoroughgood que cela n’avait aucune importance que Mr Thoroughgood lui répondît ou non, car il croyait connaître le gentilhomme en question.
Mr Segundus ne manquait pas de curiosité sur le compte de Mr Norrell. Il pensait beaucoup à lui et en parlait souvent avec Mr Honeyfoot[16]. Mr Honeyfoot était convaincu que tous les précédents événements pouvaient s’expliquer par le fervent désir de Mr Norrell de faire renaître la magie en Angleterre. Mr Segundus, plus dubitatif, commença à regarder autour de lui pour voir s’il trouvait une relation de Norrell susceptible de lui en apprendre davantage.
Un gentleman de la condition de Mr Norrell, doté d’une belle demeure et d’un grand domaine, sera toujours une source d’intérêt pour ses voisins et, à moins que lesdits voisins soient tout à fait stupides, ils s’arrangeront toujours pour avoir un aperçu de ses activités. Mr Segundus découvrit une famille de Stonegate liée par cousinage avec des gens qui possédaient une ferme à cinq milles de l’abbaye de Hurtfew ; il offrit son amitié à la famille de Stonegate et persuada celle-ci de donner un dîner auxquels seraient invités leurs cousins. (Mr Segundus était de plus en plus choqué par son don inné pour monter ces petits stratagèmes.) Les cousins arrivèrent en temps voulu et se montrèrent tous on ne peut plus disposés à dégoiser sur leur riche et original voisin qui avait ensorcelé la cathédrale d’York. Néanmoins, leurs cancans se résumaient à ce renseignement : Mr Norrell s’apprêtait à quitter le Yorkshire pour se rendre à Londres.
Mr Segundus fut surpris par cette nouvelle, et surtout de l’effet que celle-ci produisait sur son moral. Il se sentait curieusement déçu – ce qui était ridicule, se répétait-il : Norrell ne lui avait jamais manifesté un quelconque intérêt, ni témoigné la moindre bonté. Pourtant, Norrell était désormais le seul confrère de Mr Segundus. Après son départ, Mr Segundus serait le seul magicien, le dernier magicien du Yorkshire.
4
Les Amis de la magie anglaise
Considérez, si vous voulez bien, un homme qui se tient dans sa bibliothèque jour après jour, un être de petite taille, dépourvu de tout charme particulier. Son livre est posé sur la table, devant lui. Une provision fraîche de porte-plumes, un canif pour aiguiser les plumes neuves, de l’encre, du papier, des carnets, tout est commodément à portée de sa main. Un feu flambe toujours dans la cheminée ; notre ami ne peut s’en passer, il est frileux. La pièce change avec les saisons, pas lui. Trois grandes croisées ouvrent sur la campagne anglaise, paisible au printemps, riante en été, mélancolique en automne et morne en hiver – exactement comme doit l’être un paysage anglais. Toutefois, les changements de saison n’éveillent aucun intérêt en lui ; il lève rarement les yeux des pages de son ouvrage. Il prend de l’exercice à l’exemple de tout gentleman ; par temps sec, ses longues promenades l’entraînent à travers le parc et le long d’un petit bois ; par temps humide, il y va de son tour dans le bosquet. Mais il ne connaît pas grand-chose au bosquet, au parc ou au bois. Un livre l’attend sur la table de la bibliothèque ; ses yeux croient toujours suivre sa ligne de caractères, sa tête ressasse sa démonstration, ses doigts le démangent de le reprendre. Il fréquente ses voisins deux ou trois fois le trimestre, car on est en Angleterre, où les voisins ne souffriront jamais que l’un des leurs vive à l’écart de toute société, ni ne lui permettront d’être aussi sec et revêche qu’il lui est possible. Ils lui rendaient donc visite, laissaient leurs cartes aux domestiques, l’invitaient à dîner ou à venir danser dans les salles de bal. Leurs intentions sont charitables pour la plupart – ils ont dans l’idée que la solitude n’est pas bonne pour un homme – ; ils sont aussi quelque peu curieux de savoir s’il a changé en quoi que ce soit depuis la dernière fois qu’ils l’ont vu. Il n’a pas changé. Il n’a rien à leur dire et passe pour l’homme le plus assommant du Yorkshire.
Une ambition dont l’ardeur eût donné satisfaction même à Mr Honeyfoot animait pourtant le petit cœur sec de Mr Norrell, celle de préparer le retour de la magie en Angleterre. Et c’était dans l’intention de mener cette ambition à son assouvissement longtemps différé que Mr Norrell se proposait désormais d’aller à Londres.
Childermass lui assura que le moment était favorable. Or Childermass connaissait le monde. Childermass savait à quels jeux les enfants jouaient au coin des rues, jeux oubliés depuis longtemps par les autres grandes personnes. Childermass savait à quoi les vieilles gens pensaient au coin du feu, même si nul ne le leur avait demandé depuis des années. Childermass savait aussi ce que les jeunes gars entendaient dans le roulement des tambours et le son des fifres qui les poussaient à partir de la maison pour devenir soldats, comme il connaissait le demi-coquetier de gloire et le tonneau de malheur qui les attendaient. Childermass était capable de regarder un homme de loi distingué dans la rue et de vous détailler le contenu des poches de ses basques. Et tout ce que savait Childermass faisait sourire Mr Norrell ; certaines choses qu’il savait provoquaient même chez lui de francs éclats de rire, et rien de ce qu’il savait ne lui arrachait plus de deux sous de pitié.
15
L’exemple invoqué par Mr Honeyfoot était un meurtre qui avait eu lieu en 1279 à Alston, morne ville des landes. Le corps d’un jeune homme fut découvert dans le cimetière, pendu à une aubépine qui poussait devant la porte de l’église. Au-dessus de celle-ci, il y avait une statue de la Vierge à l’Enfant. Aussi les habitants d’Alston transmirent-ils la nouvelle à Newcastle, au château du roi Corbeau. Celui-ci dépêcha deux magiciens pour faire parler la Vierge et l’Enfant Jésus, leur faire dire comment ils avaient vu un étranger tuer le garçon, mais, quelle qu’en fût la raison, ils ne savaient rien. Après cela, chaque fois qu’un étranger venait dans leur ville, les habitants d’Alston le traînaient devant la porte de l’église et lui demandaient : « Est-ce lui ? », mais la Vierge et l’Enfant répondaient toujours que ce n’était pas lui. Sous les pieds de la Vierge se trouvaient un lion et un dragon qui étaient enroulés l’un autour de l’autre d’une façon étrange et se mordaient réciproquement le cou. Ces créatures avaient été sculptées par un artiste qui, sans avoir jamais vu de lion ni de dragon, avait vu un grand nombre de chiens et de moutons, et il restait quelque chose du chien et du mouton dans sa sculpture. Chaque fois, donc, qu’un malheureux était amené devant la Vierge et l’Enfant à des fins d’examen, le lion et le dragon cessaient de se mordre et relevaient la tête tels les chiens de garde extraordinaires de la Vierge. Le lion aboyait et le dragon bêlait furieusement.
Les années passèrent. Les habitants de la ville qui se souvenaient du jeune homme étaient tous morts, et le meurtrier aussi, vraisemblablement. Mais la Vierge et l’Enfant avaient en quelque sorte pris l’habitude de parler et, chaque fois qu’un malheureux étranger passait à portée de leur regard, ils tournaient leur tête de pierre et disaient : « Ce n’est pas lui. » Alson acquit la réputation d’un lieu surnaturel, que les gens s’efforçaient à tout prix d’éviter.
16
Afin de mieux comprendre la nature de Mr Norrell et ses pouvoirs magiques, Mr Segundus rédigea une soigneuse description de sa visite à l’abbaye de Hurtfew. Malheureusement, il estima son mémoire particulièrement imprécis sur ce point. Quand il relisait ce qu’il avait écrit, il s’apercevait que ses souvenirs étaient désormais autres. Chaque fois il raturait des mots et des expressions pour les remplacer par d’autres, et il finissait par tout recomposer. Au bout de quatre ou cinq mois, il fut forcé de s’avouer qu’il ne savait plus ce que Mr Honeyfoot avait dit à Mr Norrell, ni ce que Mr Norrell avait pu répondre, ni ce que lui, Mr Segundus, avait vu dans le manoir. Il en conclut que tenter d’écrire sur le sujet était vain, et il jeta ses textes au feu.