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Aussi, quand Childermass dit à son maître : « Allez à Londres, allez-y maintenant ! », Mr Norrell le crut.

— La seule chose qui ne me plaît pas beaucoup, maugréa Mr Norrell, c’est votre projet de demander à Segundus d’écrire pour notre compte à une des gazettes londoniennes. Il est certain qu’il commettra des bourdes dans son texte. Y avez-vous songé ? Il s’essaiera à une interprétation sans aucun doute. Ces savants de troisième ordre ne peuvent jamais s’empêcher d’ajouter leur grain de sel. Il émettra des conjectures – de fausses conjectures, naturellement – sur la sorte de magie que j’ai utilisée à York. Il y a déjà suffisamment de confusion autour de la magie sans que nous y ajoutions, n’est-il pas ? Faut-il recourir à Segundus ?

Childermass, abaissant vers son maître son regard sombre et un sourire encore plus sombre, répondit qu’il pensait qu’il le fallait.

— Je me demande, monsieur, dit-il, si vous avez entendu parler récemment d’un gentleman de la marine, un certain Baines ?

— Je crois connaître l’homme que vous citez, répondit Mr Norrell.

— Oh ! s’écria Childermass. Et comment sa réputation a-t-elle pu parvenir jusqu’à vous ?

Un bref silence.

— Eh bien, ma foi, répondit Mr Norrell à contrecœur, je présume que j’ai lu le nom du capitaine Baines dans la presse.

— Le lieutenant Hector Baines a servi sur Le Roi du Nord, une frégate, expliqua Childermass. À l’âge de vingt et un ans, il a perdu une jambe et trois doigts au cours d’une opération dans les Antilles. Le commandant du Roi du Nord et beaucoup de marins ont péri pendant cet engagement. Les articles selon lesquels le lieutenant Baines a continué de commander le bâtiment et de donner des ordres à son équipage pendant que le chirurgien du bord lui sciait la jambe sont, si je puis me permettre, très exagérés. Néanmoins, il est certain qu’il a ramené des Antilles un navire terriblement avarié, attaqué un galion espagnol rempli de butin et amassé une fortune avant de rentrer au pays en héros. Il a rompu avec la demoiselle à laquelle il était fiancé pour en épouser une autre. Voilà, monsieur, l’histoire du capitaine Baines telle qu’elle a paru dans le Morning Post. Et maintenant je vais vous narrer la suite. Baines est un enfant du Nord comme vous, monsieur, un homme d’obscure naissance sans beaucoup d’amis pour lui faciliter la vie. Peu après son mariage, lui et son épouse se rendirent à Londres et descendirent dans une demeure amie, à Seacoal-lane, et pendant leur séjour reçurent des visiteurs de tous rangs et de toutes conditions. Des vicomtesses les conviaient à leurs tables, des membres du Parlement leur portaient des toasts, et tout ce que pouvaient apporter l’influence et le parrainage était promis au capitaine Baines. Ce succès, monsieur, je l’attribue à l’approbation et à l’estime générale que l’article du journal lui a values. Peut-être avez-vous des amis à Londres qui vous accorderont les mêmes faveurs sans déranger les chefs de rédaction des journaux ?

— Vous savez très bien que non, répondit Mr Norrell avec impatience.

Dans l’intervalle, Mr Segundus peina très longtemps sur sa lettre. Cela le chagrinait de ne pouvoir montrer plus de flamme dans son éloge de Mr Norrell. Les lecteurs de la gazette londonienne espéreraient sans doute qu’il dirait quelque chose des qualités personnelles de Mr Norrell et s’étonneraient qu’il ne le fit pas.

En temps utile, la lettre parut dans le Times sous le titre : « EXTRAORDINAIRES ÉVÉNEMENTS D’YORK : APPEL AUX AMIS DE LA MAGIE ANGLAISE ». Mr Segundus terminait son récit de l’enchantement d’York en disant que les Amis de la magie anglaise devaient certainement bénir cet amour de la retraite absolue qui caractérisait la nature de Mr Norrell, car il avait favorisé ses études et avait enfin porté ses fruits sous la forme du merveilleux enchantement de la cathédrale d’York. Toutefois, concluait Mr Segundus, il appelait les Amis de la magie anglaise à se joindre à lui pour supplier Mr Norrell de ne pas retourner à sa vie d’études solitaire, mais de prendre sa place sur la grande scène des affaires de la Nation, ouvrant ainsi un nouveau chapitre de l’Histoire de la magie anglaise.

L’appel aux Amis de la magie anglaise eut un effet des plus sensationnels, surtout à Londres. Les lecteurs du Times étaient absolument stupéfiés par les prouesses de Mr Norrell. Tout le monde désirait rencontrer le vieux magicien ; les jeunes ladies plaignaient les pauvres vieux messieurs d’York qui avaient été si terrifiés par lui et regrettaient personnellement de ne pas l’être autant qu’eux. Manifestement, il existait très peu de chances pour qu’une occasion pareille se représentât ; Mr Norrell résolut de s’installer à Londres en toute hâte.

— Vous devez me trouver un logement, Childermass, déclara-t-il. Trouvez-moi une maison susceptible de prouver à ses visiteurs que la magie est une profession respectable, non moins que le droit et beaucoup plus que la médecine.

Childermass s’enquit sèchement si Mr Norrell souhaitait le voir chercher une architecture qui illustrât la proposition selon laquelle la magie était aussi respectable que l’Église.

Mr Norrell, qui savait que la plaisanterie existait sur terre, sinon les auteurs n’y consacreraient pas de livres, mais n’en avait personnellement jamais été la cible, ni ne l’avait jamais maniée, réfléchit un moment avant de répondre enfin que, non, il n’estimait pas cette prétention justifiée.

Pensant peut-être que rien n’était aussi respectable que l’argent, Childermass dirigea donc son maître vers une maison de Hanover-square, au cœur des résidences des riches et des nantis. J’ignore quelle peut être votre opinion ; quant à moi, je n’aime guère le côté sud de Hanover-square ; les immeubles sont si hauts et si étroits – quatre étages au moins –, leurs grandes fenêtres sont si régulières, et puis chaque maison est si semblable à ses voisines qu’elles ont quelque peu l’apparence d’un haut mur bouchant la lumière. Quoi qu’il en soit, Mr Norrell (un être moins fantasque que votre humble servante) fut satisfait de son nouveau domicile. Ou, du moins, aussi satisfait que pouvait l’être un gentleman qui vivait depuis plus de trente ans dans un grand manoir entouré d’un parc où les arbres étaient séculaires, parc enclos à son tour dans un important domaine constitué de fermes et de bois. Un gentleman, en d’autres mots, qui n’avait jamais été heurté par la vue de la propriété d’autrui chaque fois qu’il regardait par la fenêtre.

— Voilà certainement un logement exigu, Childermass, déclara-t-il, mais je ne me plains pas. Comme vous le savez, mon propre confort m’est indifférent.

Childermass rétorqua que la maison était plus vaste que la plupart.

— Vraiment ? s’exclama Mr Norrell, très surpris.

Mr Norrell était particulièrement choqué par les modestes dimensions de la bibliothèque, qui n’était pas conçue pour accueillir un tiers des livres qu’il jugeait indispensables ; il demanda à Childermass comment les Londoniens rangeaient leurs livres. Peut-être ne lisaient-ils pas ?

Mr Norrell n’était pas à Londres depuis plus de trois semaines quand il reçut une lettre d’une Mrs Godesdone, une dame dont le nom lui était inconnu.

« Je ne suis pas sans savoir qu’il est très choquant que je puisse vous écrire sans que nous ayons été présentés. Nul doute que vous vous disiez : Qui est donc cette impertinente créature ? J’ignorais que ce genre de personne pouvait exister ! et me tiendrez pour scandaleusement hardie, etc. Cependant, Drawlight, l’un de mes amis les plus chers, m’assure que vous avez le naturel le plus doux qui soit au monde et ne m’en tiendrez pas rigueur. Je me fais une joie de vous connaître et considérerais comme un très grand honneur si vous consentiez à nous offrir le plaisir de votre présence à une soirée que nous donnons mardi soir. Surtout que la crainte d’affronter la foule ne vous empêche pas de venir ! Je déteste la foule par-dessus tout et seuls mes amis les plus intimes seront invités à vous rencontrer… »