Ce n’était pas le type de lettre à produire une impression très favorable sur Mr Norrell. Il la parcourut très rapidement, la mit de côté avec une exclamation de dégoût et reprit son livre. Peu de temps après, Childermass arrivait afin de traiter les affaires du matin. Il lut la lettre de Mrs Godesdone et demanda quelle réponse Mr Norrell escomptait lui apporter.
— Un refus, déclara Mr Norrell.
— Vraiment ? Et dois-je alléguer que vous avez un engagement antérieur ? s’enquit Childermass.
— Certainement, si vous voulez.
— Avez-vous donc un engagement antérieur ? insista Childermass.
— Non.
— Ah ! Alors peut-être est-ce la surabondance de vos obligations pour les autres jours qui vous pousse à refuser celle-ci ? Vous craignez d’être trop fatigué ?
— Je n’ai aucune obligation, vous le savez fort bien. – Mr Norrell lut pendant encore une ou deux minutes avant de remarquer, apparemment à l’adresse de son livre : – Vous êtes encore là ?
— Oui, je suis encore là.
— Eh bien, alors, qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui vous prend ?
— Je croyais que vous étiez venu à Londres pour montrer au monde à quoi ressemblait un magicien moderne. Vos affaires n’avanceront pas vite si vous devez rester cloîtré chez vous.
Mr Norrell ne pipa mot. Il reprit la lettre et l’examina.
— Drawlight, énonça-t-il enfin. Qu’entend-elle par là ? Je ne connais personne de ce nom.
— J’ignore ce qu’elle entend par là, répondit Childermass, mais il y a une chose que je sais : pour l’heure, il ne conviendrait pas de se montrer trop aimable.
À huit heures, le soir de la réception de Mrs Godesdone, Mr Norrell, qui avait revêtu sa plus belle redingote grise, était installé dans sa voiture, à s’interroger sur le cher ami de Mrs Godesdone, Drawlight, quand il s’avisa soudain qu’il n’avançait plus. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, il vit à la lumière des réverbères un énorme embarras de personnes, de voitures et de chevaux. Pensant que tout le monde devait trouver les rues de Londres aussi déroutantes que lui, il supposa naturellement que son cocher et son valet de pied avaient perdu leur chemin et, tapant au toit de la voiture avec sa canne, s’emporta.
— Davey ! Lucas ! Ne m’avez-vous pas entendu dire Manchester-street ? Pourquoi ne pas vous être assurés du trajet avant notre départ ?
Lucas, perché à côté du cocher, se pencha pour crier qu’ils étaient déjà dans Manchester-street, mais qu’il leur fallait attendre leur tour ; avant eux, une longue file de voitures devait s’arrêter devant la maison.
— Quelle maison ? s’époumona Mr Norrell.
— La maison où ils se rendaient, répondit Lucas.
— Non, non, vous vous trompez, le réprimanda Mr Norrell. Ce doit être une petite réunion.
Toutefois, à son entrée dans la demeure de Mrs Godesdone, Mr Norrell se trouva instantanément plongé au milieu d’une centaine des amis les plus chers de Mrs Godesdone. Le vestibule et les salles de réception étaient bondés de monde, et il en arrivait davantage à chaque instant Mr Norrell était sidéré. Pourtant, de quoi diable pouvait-il être surpris ? Il s’agissait d’une soirée londonienne en vue, guère différente de toutes celles qui étaient données chaque soir de la semaine dans n’importe laquelle d’une demi-douzaine de maisons à travers la ville.
Comment décrire une soirée londonienne ? Les lieux disparaissent sous une éblouissante profusion de bougies fichées dans des lustres de cristal ; des miroirs raffinés triplent et quadruplent la clarté ambiante jusqu’à ce que la nuit éclipse le jour. Des pyramides de fruits de serre multicolores se dressent majestueusement sur les tables recouvertes de nappes blanches ; des créatures divines, resplendissantes de bijoux, déambulent dans le salon deux par deux, bras dessus, bras dessous, admirées de tous ceux qui les voient. La chaleur est suffocante, la presse et le bruit presque aussi terribles ; il n’y a nulle place où s’asseoir et à peine celle de rester debout. Vous pouvez apercevoir votre plus cher ami dans un autre coin de la pièce, vous avez peut-être mille choses à lui conter, mais comment diable parvenir jusqu’à lui ? Avec un peu de chance, vous le retrouverez plus tard dans la bousculade et lui serrerez la main alors que vous passez avec précipitation l’un devant l’autre. Au milieu d’inconnus échauffés et hargneux, votre chance de tenir une conversation rationnelle est égale à celle que vous auriez dans un des déserts d’Afrique. Votre unique souhait est de protéger votre robe de soirée préférée des pires ravages de la cohue. Chacun se plaint de la chaleur et du manque d’air, déclare l’atmosphère irrespirable. Mais si c’est un supplice pour les invités, alors que dire de l’infortune de ceux qui n’ont pas été invités ? Nos souffrances ne sont rien comparées aux leurs ! En outre, demain, nous pourrons toujours nous répéter que la soirée était charmante.
Il se trouva que Mr Norrell arriva en même temps qu’une très vieille lady. Bien que très petite et déplaisante d’aspect, c’était visiblement quelqu’un d’important. (Elle était couverte de diamants.) Les domestiques se pressèrent autour d’elle, et Mr Norrell pénétra dans la maison sans éveiller leur attention. Il entra dans un salon comble, où il repéra une jatte de punch posée sur un guéridon. Pendant qu’il buvait son punch, il lui vint à l’esprit qu’il n’avait dit son nom à personne et que, par conséquent, nul n’était au courant de sa présence. Il tomba dans un abîme de perplexité sur la marche à suivre. Les autres invités étaient occupés à saluer leurs amis. Quant à aborder un des serviteurs et s’annoncer lui-même, Mr Norrell ne s’en sentait pas de taille ; leurs visages hautains et leurs attitudes indiciblement supérieures le déconcertaient. Il était dommage qu’un ou deux membres de feue la Société savante des magiciens d’York ne pussent lui voir l’air triste et mal à l’aise ; ç’aurait pu les dérider infiniment. Pourtant, il en va de même avec nous tous. Dans un environnement familier, nos manières sont enjouées et assurées ; transportons-nous en des lieux où nous ne connaissons personne et où nous sommes inconnus, mon Dieu ! comme nous nous sentons gênés !
Mr Norrell errait de salon en salon, ne songeant qu’à repartir, quand il fut arrêté dans ses déambulations par le son de son propre nom et les mots énigmatiques suivants :
— … m’assure qu’on ne le voit jamais sans une robe magique bleu nuit, orné de symboles saugrenus ! Néanmoins, Drawlight, qui connaît ce Norrell très bien, dit que…
Un tel brouhaha régnait dans la pièce qu’on peut s’émerveiller de ce que Mr Norrell ait seulement entendu quelque chose. Ces paroles avaient été prononcées par une jeune femme, et Mr Norrell regarda fébrilement autour de lui pour tenter de la voir, sans succès. Il se demanda ce qu’on racontait d’autre sur son compte.
Il se trouvait par hasard près d’une lady et d’un gentleman. Elle était assez quelconque – une femme à l’air posé, de quarante ou cinquante ans ; lui, toutefois, était un type d’homme qu’on ne voyait pas souvent dans le Yorkshire. Assez menu, il arborait avec recherche un bel habit noir, et son linge était d’une blancheur immaculée. Il portait un petit lorgnon d’argent, qui se balançait à un ruban de velours noir accroché autour de son cou. Ses traits étaient réguliers et plutôt fins, ses cheveux bruns, et son teint très soigné et blanc, à l’exception d’une légère pointe de fard rouge sur les joues. Ses yeux, cependant, étaient remarquables : grands, en forme d’amande, sombres et d’un brillant quasi liquide, ils étaient frangés des cils les plus longs, les plus noirs qui fussent. Il y avait chez lui de nombreux côtés féminins, fruit de l’artifice, mais ses yeux et ses cils étaient dus à la seule nature.