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Mr Norrell prêta attentivement l’oreille à leur conversation pour savoir s’ils parlaient de lui.

— … le conseil que j’ai donné à Lady Duncombe à propos de sa fille, disait le petit homme. Lady Duncombe avait trouvé un parti exceptionnel pour sa fille, un gentleman pourvu de neuf cents livres par an ! Mais la jeune sotte a donné son cœur à un capitaine des dragons sans le sou, et cette pauvre Lady Duncombe était hors d’elle. « Oh, Votre Grâce ! m’écriai-je à l’instant où j’appris la nouvelle. Rassurez-vous ! Remettez-vous-en à moi ! Je ne prétends pas être un génie extraordinaire, comme Votre Grâce le sait, mais mes rares talents conviennent exactement à ce genre de situation. » Ah, madame ! Vous allez rire quand vous saurez la manière dont j’ai arrangé l’affaire ! Il est probable que personne d’autre au monde n’aurait songé à un plan aussi grotesque ! J’ai emmené Miss Susan chez Gray, dans Bond-street, où nous avons tous deux passé une matinée très agréable à essayer colliers et pendentifs d’oreilles. Elle a vécu les trois quarts de sa vie dans le Derbyshire et n’a aucune habitude des bijoux vraiment remarquables. Je ne crois pas qu’elle ait jamais pensé sérieusement à de tels objets auparavant. Puis Lady Duncombe et votre serviteur ont glissé une ou deux allusions, comme quoi, en épousant le capitaine Hurst, elle s’ôtait le pouvoir de faire de si ravissantes acquisitions, alors que si elle épousait Mr Watts elle pourrait choisir les plus beaux. Je me suis ensuite donné beaucoup de mal pour me lier avec le capitaine Hurst et le convaincre de m’accompagner chez Boodle où – eh bien, je ne vous décevrai pas, madame – où l’on joue ! – Le petit homme gloussa. – Je lui ai prêté un peu d’argent pour qu’il tente sa chance – ce n’était pas mon argent, comprenez-vous. Lady Duncombe me l’avait donné à dessein. Nous nous y sommes rendus trois ou quatre fois et en un temps remarquablement court les dettes du capitaine ont… Enfin, madame, je ne vois pas comment il pourra jamais les rembourser ! Lady Duncombe et moi nous lui avons représenté qu’une chose est d’espérer la main d’une jeune femme avec une maigre solde, mais qu’une autre en est d’attendre qu’elle accepte un homme criblé de dettes. Il n’était pas enclin à nous écouter, au début. Il a même employé – comment dirais-je ? – des expressions plutôt militaires ! À la fin, cependant, il a été obligé de reconnaître la justesse de nos propos.

Mr Norrell vit la dame à l’air posé de quarante ou cinquante ans gratifier son interlocuteur d’un regard chargé d’aversion. Puis elle s’inclina, très légèrement et froidement, et disparut dans la foule sans un mot ; le petit homme se tourna dans l’autre sens et héla un ami.

L’œil de Mr Norrell fut ensuite attiré par une jeune femme extrêmement jolie dans une robe blanc et argent. Un bel homme de haute taille lui parlait, et elle riait de bon cœur à toutes ses fariboles.

— … et s’il découvrait deux dragons, un rouge et un blanc, sous les fondations de la maison, unis dans un combat éternel et symbolisant la future destruction de Mr Godesdone ? Sans doute, poursuivit l’homme avec espièglerie, n’y verriez-vous aucun inconvénient.

Elle eut un nouveau rire, encore plus déluré que le précédent, et Mr Norrell fut surpris d’entendre l’instant d’après quelqu’un s’adresser à elle en l’appelant « Mrs Godesdone ».

Après réflexion, Mr Norrell songea qu’il aurait dû lui parler. Elle avait déjà disparu. Las du vacarme et de l’agitation, il était décidé à s’éclipser discrètement, quand il se trouva que juste à ce moment la foule qui se pressait à la porte était particulièrement impénétrable ; il fut pris dans le flot des invités et entraîné dans une tout autre partie du salon. Il tournait telle une feuille morte prise dans une rigole ; au cours d’une de ces rotations autour de la pièce, il aperçut un coin tranquille près d’une fenêtre. Un grand paravent d’ébène sculpté incrusté de nacre masquait à demi – ah ! quelle merveille était-ce là ! – une bibliothèque. Mr Norrell se glissa derrière le paravent, prit sur un rayon A Plaine Discoverie of the Whole Révélation of St John de John Napier[17] et se mit à lire.

Il n’était pas là depuis longtemps quand, levant par hasard les yeux, il reconnut le bellâtre qui bavardait avec Mrs Godesdone et le petit homme brun qui s’était donné tant de mal pour anéantir les espoirs matrimoniaux du capitaine Hurst. Ils conversaient passionnément, mais la presse et la bousculade étaient telles autour d’eux que, sans autre cérémonie, le grand saisit le petit par la manche et le tira derrière le paravent, dans le coin occupé par Mr Norrell.

— Il n’est pas là, disait le grand, soulignant chacun de ses mots d’un tapotement de doigt sur l’épaule de l’autre. Où sont donc les yeux brûlant de fièvre que vous nous avez promis ? Où sont les transes qu’aucun de nous ne peut expliquer ? Quelqu’un a-t-il eu un mauvais sort ? je ne pense pas. Vous l’avez invoqué tel un esprit des vastes profondeurs, et il n’est pas apparu.

— J’étais encore avec lui ce matin, répliqua le petit homme sur un ton de défi, pour l’entendre me raconter le merveilleux enchantement qu’il a créé dernièrement, et il m’a promis alors de venir.

— Il est minuit passé. Il ne viendra plus. – Le bellâtre sourit d’un air supérieur. – Avouez, vous ne le connaissez pas.

Le petit homme sourit à son tour pour rivaliser avec le sourire de l’autre (ces deux gentlemen se livraient à une véritable joute de sourires).

— Personne à Londres ne le connaît mieux que moi, déclara-t-il. Je dois admettre que je suis un peu – un tout petit peu – déçu.

— Ha ! s’exclama le grand. De l’avis général, nous avons été on ne peut plus abominablement abusés. Nous sommes venus ici dans l’espoir d’assister à une performance tout à fait extraordinaire, au lieu de quoi nous avons été contraints de nous divertir seuls – son regard s’étant posé par hasard sur Mr Norrell, il ajouta : Ce monsieur, par exemple, lit un livre.

Le petit homme regarda derrière lui et, ce faisant, heurta malencontreusement du coude A Plaine Discoverie of the Whole Révélation of St John. Il décocha un regard glacial à Mr Norrell pour oser occuper un espace aussi réduit avec un livre aussi gros.

— J’ai dit que j’étais déçu, poursuivit-il, mais je ne suis guère surpris. Vous ne le connaissez pas comme moi. Ah ! Je puis vous assurer qu’il a une haute conscience de sa valeur. Personne ne peut en avoir de meilleure. Un homme qui achète une maison à Hanover-square sait le train que l’on se doit de mener. Ah, oui ! Il a acheté une maison à Hanover-square ! Vous ne le saviez pas, sans doute ? Il est riche comme un Juif. Un vieil oncle, Haythornthwaite, est mort en lui laissant un tas d’argent. Il possède – entre autres vétilles – un beau manoir et un grand domaine – le domaine de l’abbaye de Hurtfew, dans le Yorkshire.

— Ah ! fit le bellâtre, pince-sans-rire. Il est béni des dieux. Les vieux oncles riches qui trépassent se font scandaleusement rares.

— Oh, c’est vrai ! approuva le petit homme. Des amis à moi, les Griffin, ont un oncle incroyablement nanti pour qui ils déploient toutes sortes d’attentions depuis des années… Et, bien qu’il eût déjà au moins cent ans quand ils ont commencé, il n’est toujours pas mort. On croirait qu’il a l’intention de vivre éternellement pour les narguer ! Tous les Griffin prennent de l’âge et meurent les uns après les autres, en proie au désappointement le plus amer. Cependant, je suis sûr que vous, mon cher Lascelles, n’avez aucunement besoin de vous occuper de vieillards aussi contrariants. Vos rentes sont plutôt confortables, n’est-ce pas ?

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17

Plus connu en France sous le nom de Neper (1550-1617). En français, Une connaissance pleine des révélations de saint Jean (N.d.T.).