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Son interlocuteur préféra ignorer ce trait d’impertinence ; au lieu de cela il remarqua avec froideur :

— Je crois que ce monsieur souhaite vous parler.

Le monsieur en question était Mr Norrell qui, ébahi d’entendre discuter si publiquement de sa fortune et de ses terres, attendait de prendre la parole depuis déjà quelques minutes.

— Je vous demande pardon, commença-t-il.

— Oui ? répondit le plus grand d’un ton sec.

— Je suis Mr Norrell.

Les deux autres le dévisagèrent avec de grands yeux.

Au bout de quelques instants de silence, le petit gentleman, qui avait commencé par prendre l’air offensé, était passé par un stade inexpressif et finissait par sembler perplexe, pria Mr Norrell de bien vouloir répéter son nom.

Mr Norrell s’exécuta ; après quoi le petit gentleman bafouilla :

— Je vous demande pardon, mais… C’est-à-dire… J’espère que vous vous voudrez bien m’excuser de vous poser une question aussi impertinente. Y a-t-il dans votre maison de Hanover-square quelqu’un tout de noir vêtu, avec une figure maigre et torse comme une racine de haie ?

Mr Norrell réfléchit un moment, puis déclara :

— Childermass, vous devez parler de Childermass.

— Ah ! Childermass ! s’écria le petit homme, comme si tout était désormais parfaitement clair. Oui, bien sûr ! Suis-je sot ! C’est Childermass ! Oh ! monsieur Norrell ! Je puis à peine commencer à vous exprimer ma joie de faire votre connaissance. Monsieur, je me présente : Drawlight.

— Vous connaissez Childermass ? s’enquit Mr Norrell, intrigué.

— Je… – Mr Drawlight hésita. – J’ai vu le personnage que j’ai décrit sortir de votre maison et j’ai… Oh ! Monsieur Norrell ! Quel benêt je fais à l’occasion ! Je l’ai pris pour vous ! Veuillez ne pas vous offenser, monsieur ! Car, maintenant que je vous regarde, je vois clairement que, s’il a l’aspect farouche et romantique qu’on associe aux magiciens, vous, vous avez l’air méditatif d’un savant. Lascelles, Mr Norrell n’a-t-il pas l’allure grave et rassise d’un savant ?

Le bellâtre répondit, sans grand enthousiasme, qu’il supposait que oui.

— Monsieur Norrell, mon ami, monsieur Lascelles, enchaîna Drawlight.

Mr Lascelles le salua à peine.

— Oh, monsieur Norrell ! s’exclama Mr Drawlight. Vous ne sauriez imaginer les tourments que j’ai endurés ce soir, à me demander si vous alliez venir ou pas ! À sept heures, mes inquiétudes sur ce point étaient si vives que cela a été plus fort que moi ! Je suis descendu jusqu’à la taverne de Glasshouse-street dans le seul but d’interroger Davey et Lucas pour avoir leur avis ! Davey était certain que vous ne viendriez pas, ce qui m’a jeté, comme vous pouvez l’imaginer, dans le plus grand désespoir !

— Davey et Lucas ! répéta Mr Norrell sur le ton du plus grand étonnement.

(Tels étaient, rappelons-nous, les noms du cocher et du valet de pied de Mr Norrell.)

— Oui, oui ! La taverne de Glasshouse-street est l’endroit où Davey et Lucas mangent de temps en temps leur soupe, comme vous le savez sans doute.

Mr Drawlight marqua une pause dans son flot de paroles, le temps pour Mr Norrell de murmurer qu’il le savait, en effet.

5

Drawlight

Du printemps à l’automne 1807

Tôt le lendemain matin, le gérant d’affaires de Mr Norrell, Childermass, répondit à l’injonction de son maître de venir l’assister dans la salle à manger. Il trouva Mr Norrell blême et dans un état de grande inquiétude.

— De quoi s’agit-il ? demanda Childermass.

— Ah ! s’écria Mr Norrell, levant la tête. Vous osez me le demander ! Vous qui avez tant négligé vos devoirs que n’importe quel chenapan peut mettre ma maison sous surveillance et interroger mes domestiques sans crainte d’être dérangé ! Oui, et même obtenir des réponses à ses questions ! Pourquoi je vous emploie, j’aimerais le savoir, sinon pour me protéger de ce genre d’impertinence ?

Childermass leva les épaules.

— Vous voulez parler de Drawlight, je présume.

Un bref silence étonné.

— Vous étiez au courant ? s’exclama Mr Norrell. Grand Dieu ! Mon brave, à quoi songiez-vous ? Ne m’avez-vous pas répété cent fois qu’afin de préserver ma solitude les domestiques devaient être interdits de bavardage ?

— Oh, certainement ! Pourtant, j’ai bien peur, monsieur, que vous ne deviez renoncer à certains de vos plaisirs solitaires. La retraite et la réclusion sont très bien au Yorkshire, mais nous ne sommes plus au Yorkshire.

— Oui, oui ! admit Mr Norrell avec humeur. Je sais bien que nous n’y sommes plus. Là n’est pas la question. La question est : que nous veut ce Drawlight ?

— Avoir le mérite d’être le premier gentleman londonien à faire la connaissance d’un magicien. C’est tout.

Néanmoins, la logique ne suffisait pas à dissiper les craintes de Mr Norrell. Il frotta nerveusement l’une contre l’autre ses mains d’un blanc jaunâtre et lança des regards inquiets dans les coins sombres de la pièce, comme s’il les suspectait de cacher d’autres Drawlight, tous occupés à l’épier.

— Il n’avait rien d’un savant dans ses habits, murmura-t-il, mais cela n’est pas une garantie. Il ne portait pas d’anneaux de pouvoir ou d’allégeance, néanmoins…

— Je ne vous entends pas, le coupa Childermass. Parlez distinctement…

— Ne pourrait-il avoir quelque don particulier ? Ou il a peut-être des amis qui sont jaloux de mon succès ! Qui sont ses associés ? Quelle est sa formation ?

Childermass eut un long sourire qui remonta d’un seul côté de sa figure.

— Oh ! Vous vous êtes convaincu qu’il était l’agent d’un autre magicien. Eh bien, monsieur, tel n’est pas le cas. Je vous en réponds. Loin de négliger vos intérêts, après que nous avons reçu la lettre de Mrs Godesdone, j’ai mené mon enquête sur ce gentleman… Comme beaucoup, si je puis me permettre ; comme lui a mené aussi la sienne sur vous. Selon moi, ce serait une drôle d’espèce de magicien qui emploierait un être tel que lui. En outre, si pareil magicien avait existé, vous l’auriez démasqué depuis longtemps, n’est-il pas ?… Et vous auriez trouvé le moyen de le séparer de ses livres et de mettre un terme à ses recherches, non ? Vous l’avez déjà fait, vous savez.

— Vous n’avez rien contre ce Drawlight, alors ?

Childermass leva un sourcil et sourit de son sourire oblique.

— Au contraire, affirma-t-il.

— Ah ! tonna Mr Norrell. Je le savais ! Eh bien alors, je mettrai certainement un point d’honneur à éviter sa société.

— Pourquoi ? demanda Childermass. Je ne vous ai rien dit en ce sens. Ne viens-je pas de vous certifier qu’il ne représente aucune menace pour vous ? Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il s’agit d’un méchant homme ? Suivez mon conseil, monsieur, utilisez l’outil que vous avez sous la main.

Alors Childermass conta à Mr Norrell ce qu’il avait découvert sur le compte de Drawlight : celui-ci appartenait à une certaine race de gentlemen qu’on ne rencontrait qu’à Londres, et dont la principale occupation était de porter des toilettes chic et hors de prix ; ces personnages passaient leur vie dans une oisiveté ostentatoire, buvant et jouant plus que de raison, et séjournaient des mois d’affilée à Brighton et autres stations balnéaires à la mode ; ces dernières années, cette « race » semblait avoir atteint des sommets de perfection en la personne de Christopher Drawlight. Même ses meilleurs amis eussent reconnu qu’il ne possédait pas une seule qualité[18].

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18

Il s’était trouvé une fois dans une pièce avec le chat blanc angora de Lady Bessborough. Il portait un veston et un pantalon noirs impeccables et s’émouvait donc beaucoup de ce que le chat allait et venait avec raideur et faisait mine de vouloir s’asseoir sur ses genoux. Il attendit le moment où il fut certain que personne ne le voyait, puis souleva l’animal, ouvrit une fenêtre et le jeta dans le vide. Bien qu’étant tombé de trois étages, le chat survécut, mais il garda une patte folle en souvenir de l’aventure et montra toujours par la suite la plus grande aversion pour les gentlemen en habit noir.