Malgré les exclamations désapprobatrices et les bruyantes inspirations de Mr Norrell à chaque nouvelle révélation, il n’est pas douteux que cet entretien lui fut bénéfique. Lorsque Lucas entra dans la pièce avec une chocolatière dix minutes plus tard, il mangeait tranquillement son toast et sa confiture, et paraissait complètement différent de l’être anxieux et maussade que le serviteur avait vu plus tôt ce matin-là.
On entendit frapper à la porte et Lucas alla ouvrir. On entendit ensuite un pas léger dans l’escalier, puis Lucas réapparut pour annoncer :
— Mr Drawlight !
— Ah, Mr Norrell ! Comment allez-vous, monsieur ?
Mr Drawlight pénétra dans la pièce. Il portait un veston bleu foncé et tenait une canne d’ébène à la poignée d’argent. Visiblement d’excellente humeur, il s’inclina, sourit et marcha de long en large, tant et si bien que cinq minutes plus tard il ne restait guère un pouce de tapis du salon qu’il n’eût piétiné, une table ou un fauteuil qu’il n’eût effleuré d’un geste caressant, un miroir où son reflet n’eût pas dansé, un tableau auquel il n’eût pas fait bon visage.
Mr Norrell, bien qu’assuré désormais que son hôte n’était pas un grand magicien ou le serviteur d’un grand magicien, n’était pas encore disposé à écouter Childermass. La manière dont il avait invité Mr Drawlight à s’asseoir à sa table pour prendre une tasse de chocolat était des plus froides. Cependant, les silences boudeurs et les regards noirs n’avaient pas le moindre effet sur Mr Drawlight, étant donné qu’il comblait les silences par ses bavardages et était trop accoutumé aux regards noirs pour s’en formaliser.
— Ne trouvez-vous pas comme moi, monsieur, que la soirée d’hier était la plus charmante du monde ? Bien que, si je puis me permettre, j’estime que vous avez eu tout à fait raison de partir au moment de votre choix. J’ai pu ensuite faire le tour et clamer que le gentleman qu’ils venaient de regarder quitter le salon était Mr Norrell en personne ! Oh ! Croyez-moi, monsieur, votre départ n’est pas passé inaperçu. L’honorable Mr Masham était convaincu qu’il venait d’entrevoir votre inestimable épaule, Lady Barclay a cru avoir remarqué une élégante boucle grise de votre vénérable perruque, et Miss Finkerton était absolument ravie de se dire que son regard s’était fugitivement posé sur le bout de votre nez de savant ! Et le peu que tous ont vu de vous, monsieur, leur a donné le désir d’en voir davantage. Ils brûlent de contempler l’homme complet !
— Ah ! s’exclama Mr Norrell, avec une certaine satisfaction.
Les assurances répétées de Mr Drawlight que les ladies et les gentlemen présents à la soirée de Mrs Godesdone avaient été enchantés de connaître Mr Norrell contribuaient à diminuer ses préjugés envers son hôte. Selon Mr Drawlight, la compagnie de Mr Norrell était pareille au piment : la plus infime pincée donnait de la saveur au plat entier. Bref, Mr Drawlight sut se rendre si agréable que Mr Norrell devint progressivement plus loquace.
— Et à quelle heureuse circonstance, monsieur, s’enquit Mr Drawlight, devons-nous le bonheur de votre société ? Qu’est-ce qui vous amène à Londres ?
— Je suis venu à Londres afin de servir la cause de la magie moderne. J’ai l’intention, monsieur, de rendre la magie à la Grande-Bretagne, répondit gravement Mr Norrell. J’ai beaucoup de nouvelles à communiquer aux grands hommes de notre siècle. Il y a maintes façons dont je puis les servir.
Mr Drawlight murmura poliment qu’il en était certain.
— Je puis vous affirmer, poursuivit Mr Norrell, que je regrette sincèrement que ce devoir n’incombe pas à un autre magicien.
Mr Norrell soupira, l’air aussi noble que ses traits fins et pincés le lui permettaient. Il est extraordinaire qu’un homme tel que lui – un homme qui avait anéanti les carrières de tant de ses confrères magiciens ! – soit capable de se convaincre qu’il préférerait que toute la gloire de sa profession revienne à l’un d’entre eux, et pourtant il ne fait aucun doute que Mr Norrell pensait ce qu’il disait.
Mr Drawlight eut un marmonnement de sympathie, persuadé que Mr Norrell était trop modeste. Il ne supposa pas un instant qu’un autre que Mr Norrell pût être plus apte à la tâche de rendre la magie à la Grande-Bretagne.
— Mais je suis dans une position désavantageuse, reprit Mr Norrell.
Mr Drawlight fut surpris de l’entendre.
— Je ne connais pas le monde, monsieur, j’en ai conscience. J’ai l’amour du savant pour le silence et la solitude. Passer des heures dans un salon à causer de tout et de rien avec une assemblée d’inconnus est pour moi un vrai supplice… Cependant, ce genre d’événements ne manquera sans doute pas. Childermass m’assure que je n’y échapperai pas.
Mr Norrell considéra Drawlight avec une tristesse rêveuse, dans l’espoir que celui-ci pourrait le contredire.
— Ah ! – Mr Drawlight médita un moment. – Voilà exactement pourquoi je suis si heureux que vous et moi soyons devenus amis ! Je ne prétends pas être un savant, monsieur. Je ne connais quasiment rien aux magiciens ou à l’histoire de la magie, et sans doute pouvez-vous de temps à autre trouver ma société ennuyeuse, mais vous devez mettre en balance tous ces petits désagréments avec le grand bien que je peux vous apporter en vous escortant dans le monde pour vous y présenter. Oh, monsieur Norrell, monsieur ! Vous ne sauriez imaginer combien je puis vous être utile !
Mr Norrell refusa de donner sa parole séance tenante pour suivre Mr Drawlight dans tous les lieux que ce dernier prétendait si charmants et de rencontrer tous ces personnages dont l’amitié, toujours selon Mr Drawlight, devait ajouter une nouvelle saveur à son existence. Néanmoins, ce soir-là, il consentit à accompagner Mr Drawlight à un dîner donné dans la maison de Lady Rawtenstal, à Bedford-square.
Mr Norrell survécut au dîner avec moins de fatigue qu’il ne s’y attendait et accepta donc de retrouver Mr Drawlight le lendemain chez Mr Plumstree.
Doté de Mr Drawlight pour mentor, Mr Norrell alla dans le monde avec plus de confiance qu’avant. Ses engagements se multiplièrent : il était occupé de onze heures du matin à minuit passé. Il avait ses visites matinales, dînait dans les restaurants du Tout-Londres, assistait à des réceptions, des bals et des concerts de musique italienne, côtoyait des baronnets, des vicomtes, des vicomtesses et des honorables ceci et cela. On le rencontrait se promenant dans Bond-street, bras dessus, bras dessous avec Mr Drawlight ; on le voyait prendre l’air en voiture dans Hyde-park en compagnie de Mr Drawlight et du meilleur ami de Mr Drawlight, Mr Lascelles.
Les jours où Mr Norrell ne dînait pas dehors, Mr Drawlight mangeait sa soupe chez Mr Norrell, à Hanover-square, ce dont le gandin devait être trop content, dans l’idée de Mr Norrell, car Childermass lui avait révélé que Mr Drawlight n’avait pas de fortune. Childermass disait aussi que Drawlight vivait d’expédients et… de ses dettes ; aucun de ses nobles amis n’avait jamais été convié à lui rendre visite chez lui, son logement se réduisant à un garni au-dessus d’une cordonnerie de Little Ryder-street.