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Comme pour tout nouveau logis, on s’aperçut vite que celui de Hanover-square – qui avait pourtant paru parfait au début – exigeait toutes sortes d’aménagements. Naturellement, Mr Norrell était impatient que les travaux fussent entrepris le plus tôt possible. Quand il demanda à Drawlight de reconnaître avec lui que les ouvriers londoniens étaient extraordinairement lents, ce dernier saisit cette occasion pour vérifier les projets de son protégé en matière de coloris, papiers peints, tapis, mobilier et bibelots, et trouva à redire à tout. Ils débattirent la question un quart d’heure durant, puis Mr Drawlight ordonna qu’on tînt prête la voiture de Mr Norrell et chargea Davey de les conduire, Mr Norrell et lui, droit à la boutique de Mr Ackermann dans le Strand. Là, Mr Drawlight montra à Mr Norrell un livre qui contenait une illustration de Mr Repton représentant un salon vieillot et désert, où un homme âgé de l’ère élisabéthaine au visage impassible fixait son regard sur un tableau pendu au mur, et où les chaises vides bâillaient toutes d’ennui, tels des invités à une réception découvrant qu’ils n’avaient rien à se dire. Mais sur la page suivante, ah ! quels changements avaient été apportés par les arts de la menuiserie, de la décoration et de la tapisserie ! Voici une nouvelle image du même salon, meublé de neuf et embelli au point d’en être méconnaissable. Une douzaine de ladies et de gentlemen vêtus à la dernière mode avaient été attirés dans le petit salon raffiné par la perspective de pouvoir se délasser en s’allongeant sur les sièges dans des poses élégantes, ou encore en se promenant dans la serre couverte de vigne vierge, mystérieusement apparue de l’autre côté des portes-fenêtres. La morale de l’histoire, ainsi que l’expliqua Mr Drawlight, c’était que si Mr Norrell espérait gagner des amis à la cause de la magie moderne, il devait percer beaucoup plus de portes-fenêtres dans sa demeure.

Sous la tutelle de Mr Drawlight, Mr Norrell apprit à préférer les rouges des galeries d’art aux verts ternes et respectables de sa jeunesse. Dans l’intérêt de la magie moderne, les honnêtes matériaux de la maison de Mr Norrell furent maquillés de peinture et de vernis, et voués à représenter des choses qu’ils n’étaient pas, tels des comédiens sur une scène. Le plâtre fut peint de sorte à figurer du bois, et le bois peint de sorte à figurer diverses qualités de bois. Quand il fallut se décider pour les aménagements de la salle à manger, la confiance de Mr Norrell dans le goût de Drawlight était si totale que Drawlight fut chargé de choisir le service de table sans en référer à quiconque.

— Vous ne le regretterez pas, mon cher monsieur ! s’exclama Mr Drawlight. Car voilà trois semaines j’ai choisi de la vaisselle pour la duchesse de B., et elle a déclaré à l’instant même où elle la découvrait que jamais de sa vie elle n’avait rien vu d’à moitié aussi beau…

Par un radieux matin de mai, Mr Norrell était installé dans un salon de Wimpole-street, chez une certaine Mrs Littleworth. Parmi les personnes réunies là se trouvaient aussi Mr Drawlight et Mr Lascelles. Mr Lascelles appréciait énormément la société de Mr Norrell, en fait il arrivait juste derrière Mr Drawlight à cet égard ; cependant, ses raisons de solliciter l’attention de Mr Norrell étaient bien différentes. C’était un individu intelligent, cynique, qui trouvait on ne peut plus ridicule qu’un vieux gentleman savant pût s’être persuadé qu’il pouvait accomplir des actes de magie. En conséquence, Mr Lascelles prenait un vif plaisir à questionner Mr Norrell sur la magie chaque fois que l’occasion se présentait, pour pouvoir s’amuser de ses réponses.

— Et Londres vous plaît-il, monsieur ? demanda-t-il.

— Pas du tout, répondit Mr Norrell.

— Vous m’en voyez navré. Avez-vous trouvé des frères en magie à qui parler ?

Mr Norrell plissa le front, puis déclara qu’il ne croyait pas qu’il existât des magiciens à Londres, ou alors toutes ses recherches n’avaient pas réussi à les débusquer.

— Ah, monsieur ! protesta Mr Drawlight. Là, vous vous trompez ! On a dû abominablement mal vous renseigner ! Nous avons des magiciens à Londres. Oh ! Quarante au moins. Lascelles, ne conviendriez-vous pas avec moi que nous avons des centaines de magiciens à Londres ? On peut en voir quasiment à chaque coin de rue. Mr Lascelles et moi serons très heureux de vous permettre de les rencontrer. Ils ont une espèce de roi, qu’ils appellent Vinculus, un grand épouvantail d’homme déguenillé qui tient, juste devant Saint-Christopher-le-Stocks, une petite baraque toute tachée de boue avec un rideau jaune sale. Pour deux pennies, il vous prédit l’avenir.

— La bonne aventure de Vinculus se résume à des calamités, fit observer Mr Lascelles dans un éclat de rire. Il m’a déjà promis la noyade, la folie, la destruction par le feu de tous mes biens et une fille naturelle qui me causera un grand préjudice dans ma vieillesse par sa méchanceté.

— Je serai content de vous emmener, monsieur, ajouta Drawlight à l’adresse de Mr Norrell. Je tiens Vinculus en grande affection.

— Prenez garde si vous y allez, monsieur, conseilla Mrs Littleworth. Certains de ces hommes peuvent vous causer de terribles frayeurs. Les Cruickshank ont introduit un magicien – un individu fort malpropre – dans leur maison pour montrer quelques tours à leurs amis, mais, une fois sur place, il n’en connaissait plus aucun, semblait-il, alors ils ont refusé de le payer. Pris de fureur, il a juré qu’il allait transformer le bébé en seau à charbon. Les voilà aux cent coups parce qu’on ne trouvait plus le bébé, même si aucun nouveau seau à charbon n’était apparu, sauf les vieux qui leur étaient familiers. Ils ont fouillé la maison de fond en comble, Mrs Cruickshank était à moitié morte d’angoisse, et l’on a envoyé quérir le médecin… Finalement, la nourrice s’est présentée à la porte avec le bébé et il s’est avéré qu’elle l’avait emmené pour le montrer à sa mère dans James-street.

Malgré de tels attraits, Mr Norrell déclina l’aimable offre de Mr Drawlight de l’emmener voir Vinculus dans sa baraque jaune.

— Et quelle est votre opinion sur le roi Corbeau, monsieur Norrell ? s’enquit Mrs Littleworth avec empressement.

— Je n’en ai pas. Ce personnage est loin de mes pensées.

— Vraiment ? remarqua Mr Lascelles. Vous voudrez bien m’excuser, monsieur Norrell, mais voilà une déclaration peu ordinaire. Vous êtes bien le premier magicien que je rencontre à ne pas m’affirmer que le roi Corbeau était le premier de vous tous, le magicien par excellence*[19]  ! Un homme qui pouvait, l’eût-il désiré, décrocher Merlin de son arbre, faire tourner le vieux bonhomme sur sa tête et le remettre là où il était[20]

Mr Norrell ne disait rien.

— Pourtant, aucun des autres Auréats n’a pu rivaliser avec ses réalisations, n’est-ce pas ? Des royaumes dans tous les mondes[21]. Des troupes de chevaliers humains et de chevaliers-fées pour exécuter ses ordres. Des bois enchantés capables de marcher. Pour ne rien dire de sa longévité – un règne de trois cents ans – et, à la fin de celui-ci, on nous raconte qu’il était encore, en apparence du moins, un jeune homme.

Mr Norrell ne disait toujours rien.

— Vous croyez peut-être que les contes mentent ? J’ai souvent ouï dire que le roi Corbeau n’avait jamais existé, qu’il n’était pas un magicien, juste une longue série de magiciens qui tous se ressemblaient beaucoup. Peut-être est-ce là ce que vous pensez ?

Mr Norrell préférait garder le silence, mais le caractère direct de la question de Mr Lascelles l’obligea à fournir une réponse :

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19

Tous les mots ou expressions en italique et marqués d’un astérisque sont en français dans le texte (N.d.T.).

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20

On raconte que Merlin a été emprisonné dans une aubépine par la sorcière Nimue.

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21

Mr Lascelles exagère. Les royaumes du roi Corbeau n’ont jamais dépassé trois en nombre.