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Mr Norrell se mit à écrire des lettres pressantes à des gentlemen du gouvernement. Il les montrait à Mr Drawlight avant de charger Childermass de les porter, mais les gentlemen du gouvernement ne répondaient jamais. Mr Drawlight avait prévenu Mr Norrell. Ces messieurs du gouvernement étaient généralement très occupés.

Une ou deux semaines plus tard, Mr Drawlight fut invité dans une maison de Soho-square à venir écouter un célèbre soprano italien. Naturellement, Mr Norrell fut aussi invité. Toutefois, à son arrivée là-bas, Mr Drawlight ne trouva pas le magicien dans la foule. Adossé au manteau de la cheminée, Lascelles était en conversation avec quelques autres gentlemen. Drawlight s’avança pour lui demander s’il savait où se trouvait leur ami.

— Oh ! s’exclama Mr Lascelles. Il est allé rendre visite à Sir Walter Pole. Mr Norrell détient d’importantes informations qu’il souhaite communiquer sans délai au duc de Portland. Et Sir Walter Pole est celui que Mr Norrell compte honorer de son message.

— Portland ? s’exclama un autre gentleman. Comment ? Nos ministres sont aussi désespérés que cela ? Consultent-ils donc des magiciens ?

— Vous faites fausse route, déclara Mr Lascelles avec le sourire. Norrell a tout combiné en personne. Il a l’intention de proposer ses services au gouvernement. Apparemment, il a un plan pour battre les Français par la magie. Je crois toutefois hautement improbable qu’il puisse persuader les ministres de l’écouter. Entre les Français qui les tiennent à la gorge sur le continent, et tous ceux qui les tiennent à la gorge au Parlement, je doute qu’il se trouve ailleurs une association de gentlemen plus harassés. Je ne les pense pas disposés à accorder la moindre attention aux excentricités d’un gentleman du Yorkshire…

À l’instar du héros d’un conte de fées, Mr Norrell avait découvert que le pouvoir de faire ses quatre volontés se trouvait depuis le début entre ses mains. Même un magicien se devait d’avoir des relations, or il se trouvait qu’un lointain cousin de Mr Norrell (du côté maternel) s’était rendu jadis fort désagréable envers lui dans une lettre. Pour empêcher pareil événement de se reproduire, Mr Norrell avait offert à cet homme huit cents livres (ce qui était ce que cet homme voulait), mais je suis désolée de préciser que ce geste ne réussit pas à faire taire le parent de la mère de Norrell, qui se complaisait dans la bassesse. Il avait écrit à Mr Norrell une deuxième lettre, dans laquelle il comblait son bienfaiteur de remerciements et de compliments et déclarait :

« … dorénavant je me considérerai, ainsi que mes amis, lié à vos intérêts.

Nous nous tiendrons prêts à voter aux prochaines élections conformément à vos nobles souhaits et, s’il apparaissait à l’avenir qu’un service pouvait vous être utile, vos ordres ne feraient qu’honorer et élever aux yeux du monde

« Votre humble et dévoué serviteur

« Wendell Markworthy. »

Jusque-là Mr Norrell n’avait pas cru nécessaire d’élever Mr Markworthy aux yeux du monde en l’honorant de quelque ordre que ce soit, mais il apparut alors (Childermass l’avait découvert) que Mr Markworthy s’était servi de l’argent pour s’assurer, à lui et à son frère, des places de commis dans la Compagnie des Indes orientales. Ils étaient partis pour les Indes et, dix ans plus tard, en étaient revenus riches. N’ayant jamais reçu d’instructions de Mr Norrell, son premier mécène, sur la manière de voter, Mr Markworthy avait suivi l’exemple de Mr Bonnell, son supérieur à la Compagnie des Indes orientales, et avait encouragé tous ses amis à l’imiter. Il s’était rendu donc très utile à Mr Bonnell, un familier du politicien Sir Walter Pole. Dans les mondes mouvementés du commerce et du gouvernement, ce gentleman-ci doit une faveur à celui-là qui, à son tour, a droit à une faveur d’un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que se forme une chaîne de promesses et d’obligations. Dans le cas présent, la chaîne remontait tout du long de Mr Norrell jusqu’à Walter Pole ; or Sir Walter Pole était désormais ministre.

6

« La magie n’est pas respectable, monsieur »

Octobre 1807

Il ne faisait pas bon être ministre en ce temps-là.

La guerre allait de mal en pis, et le gouvernement était l’objet d’une universelle détestation. À chaque nouvelle catastrophe qui venait à la connaissance du public, une petite part du blâme retombait sur tel ou tel personnage, et la plus grande sur les ministres ; eux, pauvres malheureux, n’avaient personne d’autre à blâmer qu’eux-mêmes, ce à quoi ils se résignaient de plus en plus souvent.

Ce n’était pas que les ministres fussent obtus ; ils comptaient au contraire des personnalités fort brillantes parmi eux. Ils n’étaient pas non plus, dans l’ensemble, de mauvais sujets ; plusieurs menaient des vies domestiques irréprochables et aimaient les enfants, la musique, les chiens et la peinture de paysages. Le gouvernement était pourtant si impopulaire que, sans les discours prudents du secrétaire au Foreign Office, l’équivalent de notre ministre des Affaires étrangères, il lui eût été quasi impossible de faire passer quoi que ce soit à la Chambre des communes.

Le ministre des Affaires étrangères était en effet un orateur hors pair. Si bas que fût tombé le gouvernement aux yeux de tous, quand le ministre des Affaires étrangères se levait pour prendre la parole, ah ! tout paraissait différent ! Avec quelle rapidité découvrait-on que les maux actuels étaient la faute de l’administration précédente (un groupe d’hommes néfastes qui mariaient une sottise générale à la perversité des objectifs). Quant au présent cabinet, le ministre des Affaires étrangères répétait que, depuis l’Antiquité, le monde n’avait pas vu de gentlemen aussi vertueux, aussi incompris et aussi cruellement caricaturés par leurs ennemis. Ils étaient tous sages comme Salomon, nobles comme César et courageux comme Marc-Antoine. Et, en matière de probité, nul ne ressemblait autant à Socrate que le chancelier de l’Échiquier. Néanmoins, malgré toutes ces vertus et ces compétences, aucun des plans des ministres pour vaincre les Français n’aboutissait, et même leur intelligence était la cible des critiques. Les gentilshommes campagnards qui lisaient les discours de tel ou tel ministre dans leurs journaux maugréaient qu’assurément le bougre était intelligent. Pourtant, les gentilshommes campagnards n’étaient pas plus rassurés à cette pensée. Les gentilshommes campagnards soupçonnaient fortement que l’intelligence était plus ou moins non britannique. Un esprit brillant, nerveux, imprévisible, était avant tout le propre de l’ennemi par excellence de la Grande-Bretagne, l’empereur Napoléon Bonaparte ; les gentilshommes campagnards ne pouvaient pas approuver.

Sir Walter Pole avait quarante-deux ans et était, j’ai le regret de l’avouer, tout aussi intelligent que n’importe quel autre membre du cabinet. Il s’était affronté avec la plupart des grands hommes politiques du temps. Une fois, alors qu’ils étaient tous deux complètement ivres, Richard Brinsley Sheridan l’avait même frappé à la tête avec un flacon de madère. Après coup, Sheridan avait déclaré au duc d’York :

— Pole a accepté mes excuses avec l’élégance d’un gentleman. Par bonheur, il est si vilain qu’une cicatrice de plus ou de moins ne ferait pas grande différence !