À mon sens, il n’était pas tellement vilain. Certes, ses traits étaient extrêmement disgracieux ; il avait une face large, à moitié aussi longue que les autres, avec un grand nez (assez pointu du bout), des yeux sombres pareils à des escarboucles, et deux petits sourcils épais comme des épinoches nageant hardiment dans une grande mer faciale. Pourtant, pris ensemble, tous ces éléments ingrats composaient une figure plutôt plaisante. Si vous aviez vu ce visage au repos (fier et un rien mélancolique), vous vous seriez imaginé qu’il devait avoir toujours cet aspect, qu’aucun visage au monde ne pouvait être plus mal approprié à exprimer des sentiments. Vous n’auriez su être davantage dans l’erreur.
En effet, rien n’était plus caractéristique de Sir Walter Pole que la surprise. Ses yeux s’élargissaient, ses sourcils remontaient d’un demi-pouce, et il se renversait brusquement en arrière ; somme toute, il ressemblait rien tant qu’à un personnage des gravures de Mr Rowlandson ou Mr Gillray. Dans la vie publique, la surprise servait très bien Sir Walter. « Vous ne voulez tout de même pas dire… ! » s’exclamait-il. Et à supposer que le gentleman assez sot pour procéder par insinuations – en sa présence – ne fût pas de vos amis, ou que vous ayez en vous cette forme de malice qui aime à voir les esprits bornés confondus par les esprits déliés, vous vous seriez diverti. Les jours où il était plein de facétie, Sir Walter était meilleur qu’une pièce de Drury Lane. Les gentlemen assommants des deux Chambres devenaient perplexes et l’évitaient. (Le vieux Lord Untel agite sa canne à l’adresse de Sir Walter en trottant sur la petite allée dallée reliant la Chambre des communes à la cavalerie de la Garde et crie par-dessus son épaule : « Je ne vous connais plus, monsieur ! Vous déformez mes propos ! Vous leur donnez un sens qu’ils n’ont jamais eu ! »)
Une fois, alors qu’il haranguait la foule à la City, Sir Walter avait mémorablement comparé l’Angleterre et ses hommes politiques à une jeune orpheline confiée aux soins d’une bande de vieux grippe-sous libidineux. Ces chenapans, loin de protéger la jeune femme de la méchanceté du monde, volaient son héritage et pillaient sa maison. Et si les auditeurs de Sir Walter butaient sur certains mots de son vocabulaire (produit d’une excellente éducation classique), cela n’avait pas grande importance. Tous étaient capables de s’imaginer l’infortunée demoiselle debout en jupons sur son lit pendant que les principaux politiciens whigs du jour mettaient à sac ses armoires et vendaient ses effets au chiffonnier. Et tous les jeunes gentlemen se trouvaient plaisamment choqués par l’image.
Sir Walter avait une âme généreuse, et souvent bon cœur. Un jour, il confia à quelqu’un qu’il espérait que ses ennemis avaient tous des raisons de le craindre, et ses amis des raisons de l’aimer – selon moi, tel était peu ou prou le cas. Son entrain naturel, sa gentillesse et son intelligence, la place éminente qu’il occupait désormais dans le monde étaient d’autant plus à porter à son crédit qu’il les avait gardés face à des problèmes qui eussent fait chuter un homme de moindre valeur. Sir Walter avait des plaies d’argent. J’entends par là qu’il manquait simplement de liquidités. La pauvreté est une chose, les dettes de Sir Walter en étaient une autre. Misérable situation ! Et d’autant plus amère qu’il n’en était pas responsable : il n’avait jamais été dépensier et ne s’était jamais montré inconsidéré, mais il était le fils d’un homme imprudent et le petit-fils d’un autre imprudent. Sir Walpole était né endetté. Eût-il été une autre sorte d’homme, alors tout aurait pu aller bien. Eût-il été porté vers la marine, alors les prises de navire auraient pu faire sa fortune. Eût-il aimé l’agriculture, il aurait pu travailler ses terres et cultiver le blé pour gagner sa vie. Eût-il même été ministre cinquante ans plus tôt, il aurait pu prêter l’argent du Trésor public à vingt pour cent d’intérêt et empocher le profit. Mais que peut un homme politique moderne ? Il a plus de chances de dépenser de l’argent que de s’enrichir.
Il y avait de cela quelques années, ses amis du gouvernement lui avaient obtenu la place de secrétaire ordinaire près du Bureau des suppliques, ce qui lui avait valu un couvre-chef spécial, une petite pièce en ivoire et sept cents livres par an. Aucune fonction n’était attachée à cette charge, personne ne se rappelant la nature de la mission du Bureau des suppliques, ni la signification de la petite pièce d’ivoire. Hélas, ensuite, les amis de Sir Walter partirent ; ils furent remplacés par de nouveaux ministres, qui déclarèrent qu’ils allaient abolir les sinécures et, parmi les nombreux bureaux et places qu’ils élaguèrent de l’arbre du gouvernement, se trouvait le Bureau des suppliques.
Au printemps 1807, la carrière politique de Sir Walter était, selon les apparences, bel et bien terminée (les dernières élections lui avaient coûté près de deux mille livres). Une de ses amies, Lady Winsell, se rendit à Bath où, à un concert de musique italienne, elle fit la connaissance des Wintertowne, une veuve et sa fille. Une semaine plus tard, Lady Winsell écrivait à Sir Walter :
« C’est exactement ce dont j’ai toujours rêvé pour vous. Sa mère aspire à un grand mariage et ne créera pas de difficultés ou, en tout cas, si elle en crée, je compte sur votre charme pour les vaincre. Pour ce qui est de la fortune ! Je vous l’affirme, mon cher ami, quand on a indiqué la somme qui doit lui revenir, les larmes me sont montées aux yeux ! Que penseriez-vous d’un millier de livres par an ? Je ne dirai rien de la jeune personne elle-même. Quand vous l’aurez vue, vous me ferez son éloge bien mieux que je ne le saurais. »
Vers trois heures, le jour où Mr Drawlight assistait au récital de l’Italienne, Lucas, le valet de pied de Mr Norrell, toquait à la porte d’une maison de Brunswick-square où Mr Norrell avait été convoqué pour rencontrer Sir Walter. Mr Norrell fut introduit, puis conduit dans un salon très élégant du premier étage.
Les murs étaient tapissés d’une collection de gigantesques tableaux, dans des cadres dorés tarabiscotés, qui représentaient tous Venise. Mais le temps était couvert ; une pluie froide avec des bourrasques s’était installée, et Venise – cette cité construite à parts égales de marbre et de mer ensoleillée – était noyée dans une obscurité toute londonienne. Ses bleus aigue-marine, ses blancs marbrés et ses reflets dorés étaient ternis, proches des gris et des verts des choses englouties. De temps en temps, le vent projetait une petite pluie cinglante contre la vitre (un son mélancolique), et dans la lumière aqueuse les surfaces cirées des chiffonniers* en bois de rose et des secrétaires en merisier formaient des miroirs noirs se reflétant lugubrement les uns les autres. Malgré toute sa munificence, la pièce était particulièrement privée de confort ; il n’y avait ni chandelles pour éclairer la pénombre ni feu pour chasser la fraîcheur. L’intendance paraissait dépendre de quelqu’un doté d’une excellente vue et ne souffrant jamais du froid.
Sir Walter Pole se leva pour saluer Mr Norrell et demanda s’il pouvait avoir l’honneur de lui présenter Mrs Wintertowne et sa fille, Miss Wintertowne. Bien que Sir Walter lui parlât de deux ladies, Mr Norrell n’en voyait qu’une, une dame d’un certain âge, d’une grande dignité et d’aspect intimidant. Cela le laissa perplexe. Il conclut que Sir Walter devait s’être mépris ; pourtant il eût été discourtois de contredire Sir Walter si tôt dans leur entretien. L’esprit troublé, Mr Norrell s’inclina devant l’intimidante dame.
— Je suis très content de faire votre connaissance, monsieur, déclara Sir Walter. J’ai beaucoup eu vent de vous. Londres ne parle que de l’extraordinaire Mr Norrell, semble-t-il – et, se tournant vers la dame, Sir Walter poursuivit : – Mr Norrell est magicien, madame, une personnalité de grand renom dans son comté natal du Yorkshire.