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L’intimidante dame dévisagea Mr Norrell avec de grands yeux.

— Vous êtes différent de ce à quoi je m’attendais, monsieur Norrell, remarqua Sir Walter. Je m’étais laissé conter que vous étiez un magicien praticien – j’espère ne pas vous offenser, monsieur –, c’est ce que l’on m’avait affirmé, et je dois reconnaître éprouver un soulagement certain à voir qu’il n’en est rien. Londres est infesté d’un grand nombre de pseudo-sorciers qui soutirent son argent au peuple en lui promettant toutes sortes d’invraisemblances. Je me demande, avez-vous déjà vu Vinculus, qui a une petite baraque devant Saint-Christopher-le-Stocks ? Il est le pire d’entre eux. Vous, vous êtes un magicien théoricien, je présume ? – Sir Walter eut un sourire encourageant – Mais on me dit que vous avez une requête à me soumettre, monsieur.

S’excusant auprès de Sir Walter, Mr Norrell révéla qu’en vérité il était bien magicien praticien. Sir Walter eut l’air surpris. Mr Norrell espérait ardemment que cet aveu ne lui ferait pas perdre l’estime de son illustre hôte.

— Non, non, aucunement, murmura poliment Sir Walter.

— L’idée fausse que vous avez, expliqua Mr Norrell, par quoi j’entends, bien sûr, la croyance que tous les magiciens praticiens doivent être des charlatans, vient de la scandaleuse oisiveté des magiciens anglais au cours de ces deux cents dernières années. J’ai réalisé un petit enchantement – dont les habitants d’York ont eu l’amabilité de déclarer qu’ils le trouvaient stupéfiant – et pourtant je vous certifie, sir Walter, que n’importe quel magicien doté d’un modeste talent eût pu en faire autant. Cette inertie générale a privé notre grande nation de son meilleur soutien et nous a laissés sans défense. J’espère pallier cette faiblesse. D’autres magiciens peuvent négliger leur mission, pas moi. Je suis venu, sir Walter, vous offrir mon aide dans nos présentes difficultés.

— Nos présentes difficultés ? répéta Sir Walter. Vous voulez parler de la guerre ? – Il écarquilla ses petits yeux noirs. – Mon cher monsieur Norrell ! Quel rapport entre la guerre et la magie ? Ou entre la magie et la guerre ? Je crois avoir entendu évoquer ce que vous avez réalisé à York, et j’espère que les lavandières vous en ont su gré. Néanmoins, j’ai peine à voir comment nous pourrions appliquer la magie à la guerre ! Certes, nos soldats se salissent beaucoup, mais enfin, vous savez – et il partit à rire – ils ont d’autres chats à fouetter !

Pauvre Mr Norrell ! Ce fut un grand choc pour lui de prendre connaissance de l’histoire de Mr Drawlight sur la manière dont les fées auraient blanchi le linge de la population. Il assura à Sir Walter n’avoir jamais blanchi de linge de sa vie – ni par magie ni par quelque autre moyen – et lui raconta ce qu’il avait réellement réalisé à la place. Pourtant, curieusement, alors que Mr Norrell était capable d’accomplir des prodiges mirifiques, il était seulement capable de les décrire avec sa sécheresse habituelle. Sir Walter en garda l’impression que le spectacle de mille statues de pierre parlant toutes à la fois dans la cathédrale d’York avait été plutôt ennuyeux et qu’il avait eu de la chance de se trouver ailleurs à ce moment-là.

— Pas possible ! souffla-t-il. Ma foi, voilà qui est très intéressant. Mais je ne comprends toujours pas comment…

À cet instant, quelqu’un toussa ; dès que Sir Walter entendit cette toux, il s’interrompit pour écouter.

Mr Norrell jeta des regards à la ronde. Dans le coin le plus éloigné, le plus sombre de la pièce, une jeune femme en robe blanche était étendue sur un sofa, un châle assorti enroulé autour d’elle[26]. Elle demeurait immobile. Une main pressait un mouchoir sur sa bouche. Son attitude, son immobilité, tout en elle donnait une vive sensation de souffrance et de mauvaise santé.

Mr Norrell avait été si certain que le coin était inoccupé qu’il fut presque aussi saisi par cette soudaine apparition que si celle-ci avait été l’effet de la magie d’un autre. Sous ses regards, la jeune femme fut prise d’une quinte de toux qui dura un moment ; dans l’intervalle, Sir Walter parut fort mal à l’aise. Il ne jeta pas un coup d’œil à la malheureuse (même si ses yeux se posaient partout ailleurs dans la pièce). Il prit dans ses mains un bibelot doré sur un guéridon à côté de lui, le retourna, examina le dessous, le reposa. Finalement, il toussota – un bref raclement de gorge comme pour signifier que tout le monde toussait, que la toux était la chose la plus naturelle au monde, que tousser ne pouvait jamais, en aucune circonstance, être un sujet d’inquiétude. La jeune femme sur son sofa vint enfin à bout de sa quinte et, paraissant respirer péniblement, elle resta complètement immobile et silencieuse.

Mr Norrell laissa errer son regard de la demoiselle à la grande toile sombre accrochée au-dessus d’elle et tenta de se rappeler ce qu’il disait.

— C’est un mariage, déclara l’auguste dame.

— Je vous demande pardon, madame ? dit Mr Norrell.

La dame se contenta d’incliner la tête en direction du tableau et accorda un sourire plein de dignité à Mr Norrell.

La peinture pendue au-dessus de la jeune femme représentait Venise, ainsi que tous les autres tableaux du salon. Les villes anglaises, dans leur majorité, sont construites sur des hauteurs ; leurs rues montent et descendent, et il vint à l’esprit de Mr Norrell que Venise, étant bâtie au niveau de la mer, devait être la cité la plus plate, et aussi la plus singulière au monde. Cette platitude donnait au tableau l’air d’un exercice de perspective : statues, colonnes, dômes, palais et basiliques s’étendant au loin jusqu’à se fondre avec un vaste ciel mélancolique, tandis que la mer qui léchait les murs de ces constructions était encombrée de péniches dorées et sculptées d’une profusion d’ornements, et de ces étranges barques vénitiennes noires qui ressemblent tant aux pantoufles des dames en deuil.

— Cela représente les noces symboliques de Venise et de l’Adriatique, expliqua la dame (que nous devons maintenant présumer être Mrs Wintertowne), une curieuse cérémonie italienne. Les toiles que vous voyez dans cette pièce ont toutes été achetées par feu Mr Wintertowne au fil de ses voyages sur le continent. Quand lui et moi nous sommes mariés, elles ont été son cadeau de mariage. L’artiste – un Italien – était alors inconnu en Angleterre. Plus tard, enhardi par la protection qu’il avait reçue de Mr Wintertowne, il est venu à Londres.

Sa façon de parler était aussi imposante que sa personne. Après chaque phrase, elle observait un silence pour laisser le temps à Mr Norrell d’être impressionné par sa teneur.

— Et quand ma chère Emma sera mariée, poursuivit-elle, ces tableaux seront mon présent de mariage au couple qu’elle formera avec Sir Walter.

Mr Norrell demanda si Miss Wintertowne et Sir Walter devaient se marier bientôt.

— Dans dix jours ! répondit triomphalement Mrs Wintertowne.

Mr Norrell leur adressa ses félicitations.

— Vous êtes donc magicien, monsieur ? s’enquit Mrs Wintertowne. Je suis désolée de l’apprendre. Cette profession m’inspire un dégoût particulier.

Elle le regardait avec ferveur en prononçant ces mots, comme si sa seule désapprobation pouvait suffire à le faire renoncer instantanément à la magie pour se dédier à une autre occupation.

Puisqu’il n’y renonçait pas, elle se tourna vers son futur gendre.

— Ma propre belle-mère, sir Walter, se fiait aveuglément à un magicien. Après la disparition de mon père, il était toujours à la maison. On pouvait entrer dans une pièce qu’on croyait vide et le trouver à demi dissimulé derrière un rideau. Ou assoupi sur un sofa avec ses bottes crottées aux pieds. Il était le fils d’un tanneur, et tous ses gestes trahissaient sa basse extraction. Il avait de longs cheveux sales et une tête de bouledogue, et pourtant il avait place à notre table, tel un gentleman. Ma belle-mère s’en remettait à lui pour tout et il a régenté notre vie sept ans durant.

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26

« Une femme toute de blanc vêtue ne sera jamais trop belle », célèbre citation de Jane Austen (N.d.T.).