— Arrêtez ! arrêtez ! cria-t-il, avant de s’effondrer à terre les yeux fermés.
— La magie vous affecte beaucoup, dit Mr Segundus. Plus que moi encore. Gardez les yeux fermés et prenez mon bras. Charles va nous conduire.
Ils continuèrent à avancer, les yeux clos. Charles les fit tourner à main droite, puis monter un escalier, au sommet duquel M. Segundus s’entretint à voix basse avec quelqu’un. Charles entraînait toujours Childermass de l’avant. Ce dernier eut l’intuition de pénétrer dans une pièce. Les lieux embaumaient le linge propre et les roses séchées.
— Voilà donc la personne que vous souhaitiez que je voie, lança une voix de femme, qui présentait la bizarrerie de provenir de deux endroits à la fois, renvoyée par l’écho. Mais je connais cette personne ! C’est le valet du magicien ! Il est…
— Je suis celui sur lequel Madame a tiré, l’interrompit Childermass, qui rouvrit les yeux.
Il ne vit pas une femme, mais deux… Ou, plus exactement, il voyait la même femme en double. Toutes les deux, dans une posture identique, levèrent les yeux vers lui. Elles occupaient le même espace, de sorte qu’il eut, en la regardant, le même sentiment de vertige qu’il avait éprouvé en suivant les corridors.
Une version de Lady Pole était assise dans la demeure du Yorkshire ; elle portait un déshabillé ivoire et le regardait avec une calme indifférence. L’autre vision était plus diaphane, plus fantomatique. Elle se tenait dans la maison sombre et labyrinthique, parée d’une robe du soir rouge sang. Sa chevelure brune était semée de gemmes ou d’étoiles, et ses yeux le fixaient avec une fureur haineuse.
Mr Segundus tira Childermass vers la droite.
— Postez-vous là, murmura-t-il fébrilement. Maintenant, fermez un œil ! La voyez-vous ? Une rose rouge et blanc à l’emplacement de la bouche…
— La magie agit différemment sur nous, observa Childermass. J’ai une vision très étrange, mais pas celle que vous dites.
— Vous avez de l’audace de venir jusqu’ici, déclarèrent les deux versions de Lady Pole, s’adressant à Childermass, étant donné ce que vous êtes et qui vous représentez.
— Je ne viens pas mandaté par Mr Norrell. Pour être honnête, je ne sais plus vraiment qui je représente. Jonathan Strange, je crois bien. J’ai la certitude qu’il m’a envoyé une dépêche, et celle-ci concernait madame, je pense. Mais on a empêché le messager de m’atteindre, et la dépêche s’est perdue. Savez-vous, madame, ce que Mr Strange aurait pu vouloir m’apprendre à votre sujet ?
— Oui, répondirent les deux versions de Lady Pole.
— Voulez-vous bien m’en instruire ?
— Si je parle, dirent-elles, des extravagances sortiront de ma bouche.
Childermass eut un haussement d’épaules.
— J’ai passé vingt ans dans la société des magiciens, j’y suis habitué. Parlez.
Alors elle se lança (ou elles se lancèrent). Instantanément, Mr Segundus tira un calepin d’une poche de sa robe de chambre et se mit à griffonner des notes. Pour Childermass, les deux versions de Lady Pole ne s’exprimaient plus d’une seule voix. La Lady Pole qui était à Starecross-hall relatait une histoire sur une enfant qui vivait non loin de Carlisle[218] ; la femme en robe rouge sang, elle, contait une tout autre chanson. Elle avait une expression farouche et soulignait ses paroles de gestes véhéments – malheureusement, Childermass n’entendait pas ses paroles. L’histoire fantasque de la fillette du Cumberland couvrait le reste.
— Là ! Vous voyez ! s’écria Mr Segundus, en mettant un point final à ses notes. Voilà pourquoi elle passe pour folle aux yeux du monde. À cause de ces drôles de contes et de légendes. J’ai établi une liste de tout ce qu’elle m’a raconté, et j’ai commencé à trouver des correspondances entre son contenu et l’ancienne tradition des fées. Je suis convaincu que si vous et moi devions mener notre enquête, nous découvririons quelque rapport avec un groupe de fées ayant une parenté avec les oiseaux chanteurs. Ce n’étaient peut-être pas des gardeuses d’oiseaux chanteurs, occupation qui, vous en conviendrez, serait un tantinet trop stable pour une race aussi écervelée, mais elles peuvent avoir creusé une sorte particulière de magie relative aux oiseaux chanteurs. Et cela a peut-être arrangé l’une d’elles de raconter à une enfant impressionnable qu’elle était gardeuse d’oiseaux chanteurs…
— Peut-être, dit Childermass, peu intéressé. Seulement son message n’était pas celui-là. Et puis je me souviens de la signification magique des roses. Elles symbolisent le silence. Voilà pourquoi vous voyez une rose rouge et blanc. Il s’agit d’un sort de bâillonnement.
— Un sort de bâillonnement ! répéta Mr Segundus, ébahi. Oui, oui ! Je vois cela. Je l’ai lu dans les livres. Comment le rompre ?
De la poche de sa veste, Childermass tira une petite boîte de la couleur du chagrin.
— Madame, dit-il. Donnez-moi votre main gauche.
Lady Pole posa sa blanche main dans la paume brune et marquée de sillons de Childermass, qui ouvrit la boîte, en sortit le doigt et le glissa à remplacement vide.
Rien ne se passa.
— Nous devons trouver Mr Strange, reprit Mr Segundus. Ou Mr Norrell. Ils pourront peut-être le recoller !
— Non, répliqua Childermass. Ce n’est pas nécessaire. Pas maintenant. Vous et moi sommes magiciens, monsieur Segundus. Or l’Angleterre regorge de magie. Combien d’années d’étude avons-nous à nous deux ? Nous devons bien savoir quelque chose de pertinent. Et si nous tentions le sort de Restauration et Rectification de Pale ?
— J’en connais la formule, admit Mr Segundus. Mais je n’ai jamais été un praticien de la magie.
— Et vous ne le serez jamais si vous n’essayez pas. Mettez en pratique votre magie, monsieur Segundus.
Mr Segundus mit donc en pratique sa magie[219].
Le doigt se fondit dans la main, sans qu’on vît la moindre couture. Au même instant, l’impression qu’avaient les deux magiciens d’être entourés de couloirs sinistres et interminables s’évanouit ; les deux femmes fusionnèrent en une sous les yeux de Childermass.
Lady Pole se leva lentement de son fauteuil. Son regard allait rapidement de-ci de-là, pareil à celui de quelqu’un qui retrouve le monde réel. Toutes les personnes présentes pouvaient voir qu’elle avait changé. Ses traits étaient animés et pleins d’ardeur. Ses yeux étincelèrent de fureur. Elle leva les bras, les poings serrés, comme si elle avait l’intention de les abattre sur la tête de quelqu’un.
— J’ai été ensorcelée ! s’écria-t-elle. Sacrifiée à la carrière d’un méchant homme !
— Mon Dieu ! s’exclama Mr Segundus. Ma chère Lady Pole…
— Calmez-vous, monsieur Segundus ! le rappela à l’ordre Childermass. Nous n’avons pas de temps à perdre en fariboles. Laissez-la parler !
— J’étais morte intérieurement et presque morte au dehors ! – Les larmes jaillirent de ses yeux et elle se frappa la poitrine de sa main fermée. – Et il n’y a pas que moi ! D’autres souffrent encore !… Mrs Strange et le domestique de mon époux, Stephen Black !
218
Un matin d’automne, une fillette du Cumberland sortit dans le jardin de sa mère-grand. Dans un coin oublié de celui-ci, elle découvrit une maison de la hauteur et de la largeur d’une ruche en paille, faite de toiles d’araignée raidies et blanchies par la gelée. À l’intérieur de la maison fine comme de la dentelle se trouvait une toute petite personne qui paraissait tantôt infiniment vieille, tantôt guère plus âgée que l’enfant. La petite personne dit à la fillette du Cumberland qu’elle était une gardeuse d’oiseaux chanteurs et qu’au cours de l’éternité passée elle avait eu pour tâche de garder les grosses grives, les petites grives et les grives à tête cendrée dans cette contrée du Cumberland. Tout l’hiver, la fillette du Cumberland et la gardeuse d’oiseaux chanteurs jouèrent ensemble, et leur différence de taille ne gêna en rien le progrès de leur amitié. En fait, la gardeuse d’oiseaux chanteurs contournait en général cet obstacle en devenant aussi grande que la fillette du Cumberland… Ou, parfois, en donnant à celle-ci comme à elle-même la taille d’un oiseau, d’un scarabée ou d’un flocon de neige. La gardeuse d’oiseaux chanteurs présenta la fillette du Cumberland à de nombreuses personnes aussi étranges qu’intéressantes, dont certaines logeaient dans des demeures encore plus originales et plus plaisantes que celle de la gardeuse d’oiseaux chanteurs.
219
Comme la majeure partie de la magie de Martin Pale, le sort de Restauration et de Rectification implique l’usage d’un outil ou d’une clé conçue spécialement à cet effet. Dans le cas présent, la clé est un petit objet cruciforme composé de deux fines pièces de métal. Les quatre bras de la croix représentent l’état passé et l’état futur, la complétude (ou bien-être) et l’incomplétude (ou maladie). Comme il le rapporta par la suite dans