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Avec un soupir, il écarta ces pensées et s’aperçut que le gentleman parlait encore :

— … Cette histoire, des plus édifiantes, montre à la perfection toutes ces qualités qui font ma réputation : sacrifice de soi, fidélité en amitié, noblesse de vues, sensibilité, ingénuité et courage.

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— L’histoire de mes efforts pour retrouver votre nom, Stephen, que je vais à présent vous narrer ! Sache donc que votre mère a expiré dans la cale d’un bateau, le Penlaw[221], qui reliait la Jamaïque à Liverpool. Ensuite, ajouta-t-il d’un ton prosaïque, les matelots anglais ont dévêtu son corps pour le jeter à la mer.

— Oh ! murmura Stephen.

— Bon, comme vous pouvez l’imaginer, cela n’en a rendu que plus difficile la tâche de découvrir votre nom. Au bout de trente ou quarante ans, tout ce qui restait de votre mère se résumait à quatre choses : ses cris dans l’enfantement qui avaient pénétré dans les bordages du navire ; ses ossements, qui étaient tout ce qui subsistait d’elle, une fois que la chair et les parties molles eurent été dévorées par les poissons…

— Ah ! s’exclama de nouveau Stephen.

— … sa robe de cotonnade rose qui était tombée en la possession d’un marin et un baiser que le capitaine du bateau lui avait volé deux jours auparavant. Alors, poursuivit le gentleman (qui manifestement jubilait), vous voudrez bien noter avec quelle intelligence et quelle finesse j’ai suivi la trace de chacune de ses parties aux quatre coins du monde avant de les retrouver et de deviner ainsi votre glorieux nom ! Le Penlaw a rallié Liverpool, où le méchant grand-père du méchant époux de Lady Pole a débarqué avec son domestique, lequel portait votre personne nouvellement née dans ses bras. Lors de la traversée suivante, qui le menait à Leith, en Écosse, il a essuyé une tempête et a fait naufrage. Divers espars et fragments de coque brisée furent rejetés sur la côte rocheuse, y compris les bordages contenant les cris de votre mère. Un homme très pauvre les a ramassés pour confectionner le toit et les murs de sa cabane. J’ai déniché la cabane sans peine. Bâtie sur un promontoire battu par les vents, elle dominait les flots démontés. À l’intérieur, plusieurs générations de la famille de l’indigent cohabitaient dans le plus grand dénuement et le plus grand abrutissement. Bon, il vous faut savoir, Stephen, que le bois est doté d’une nature fière et obstinée ; il ne livre pas volontiers ses secrets, y compris à ses amis. Il est toujours plus aisé d’avoir affaire aux cendres de bois qu’au bois. Aussi ai-je réduit la maison de notre pauvre diable en cendres, conservé celles-ci dans une bouteille et repris ma route.

— En cendres, monsieur ! J’espère que personne n’a été blessé !

— Eh bien, certains l’ont été. Les jeunes gens vigoureux ont pu échapper à temps au sinistre. Les membres les plus âgés et les plus faibles de la famille, les femmes et les enfants, ont tous péri dans l’incendie.

— Oh !

— Ensuite, j’ai retracé l’histoire de ses ossements. Je crois avoir déjà signalé que votre mère fut précipitée dans l’océan où, en raison du mouvement des flots et de l’ingérence importune des poissons, le corps est devenu ossements, les ossements de la poussière, laquelle poussière a été très vite transformée, par un banc d’huîtres, en quelques poignées de perles du plus bel orient. Avec le temps, les perles ont été récoltées et vendues à un joaillier de Paris. Il a créé un collier à cinq rangs magnifique, qu’il a vendu à une belle comtesse française. Sept ans plus tard, la comtesse fut guillotinée, et ses bijoux, ses toilettes et ses biens personnels devinrent la propriété d’un bureaucrate révolutionnaire. Ce méchant homme était, jusque récemment, le maire d’un bourg de la vallée de la Loire. Tard dans la soirée, il attendait que tous ses domestiques fussent couchés et, dans le secret de sa chambre, il revêtait les bijoux, les robes et autres falbalas de la comtesse et se pavanait de long en large devant sa psyché. C’est là que je l’ai trouvé un soir. Il avait l’air ridicule, je dois dire. Je l’ai étranglé sur place… au moyen du collier de perles.

— Oh ! fit Stephen.

— Je me suis saisi des perles, j’ai laissé le corps choir sur le sol et passé mon chemin. Ensuite, j’ai accordé toute mon attention à la ravissante robe rose de votre mère. Le marin qui en avait hérité l’a gardée parmi ses effets pendant un an ou deux, jusqu’au jour où il échoua dans un hameau misérable et glacé du nom de Piper’s Grave, sur la côte est de l’Amérique. Là, il rencontra une grande femme mince, à qui il offrit la robe avec le désir de l’impressionner. La robe n’allait pas à cette demoiselle (votre mère, Stephen, avait des formes féminines, doucement arrondies), mais elle en aimait la couleur, aussi la découpa-t-elle et confectionna-t-elle une courtepointe avec les morceaux et d’autres chiffons bon marché. Le reste de l’histoire de cette femme n’est pas très intéressant, elle a eu plusieurs époux et les a tous enterrés et, quand je l’ai retrouvée, elle était vieille et ratatinée. J’ai arraché la courtepointe de son lit pendant son sommeil.

— Vous ne l’avez pas tuée, monsieur ? s’enquit Stephen, avec inquiétude.

— Non, Stephen. Pourquoi l’eussé-je fait ? Certes, c’était pendant l’horreur d’une nuit glacée, sous quatre pieds de neige et un violent aquilon. Elle est peut-être morte de froid, je ne sais. Nous en venons donc enfin au baiser et au capitaine qui l’avait volé.

— L’avez-vous tué, monsieur ?

— Non, Stephen, bien que je l’eusse certainement fait pour le punir d’avoir insulté votre estimée mère et amie, mais il a été pendu en la ville de Valletta, voilà vingt-neuf ans. Par bonheur, il avait lutiné un grand nombre d’autres demoiselles avant sa mort, et la vertu et la force du baiser de votre mère leur avaient été transmises. Tout ce que j’avais à faire, c’était de les retrouver et d’extraire ce qui leur restait du baiser de votre mère.

— Et comment y êtes-vous parvenu, monsieur ? s’enquit Stephen, même s’il redoutait de trop bien connaître la réponse.

— Oh ! C’est assez facile, une fois les dames mortes.

— Tant de gens passés de vie à trépas, juste pour savoir mon nom, soupira Stephen.

— Et j’en aurais tué avec joie deux fois plus… Nenni, cent fois, que dis-je ? mille fois plus, si grande est l’affection que je vous porte, cher Stephen. Grâce aux cendres qui furent ses cris, et aux perles qui furent ses ossements, et à la courtepointe qui fut sa robe, et à l’essence magique de son baiser, nous avons pu deviner votre nom que nous, votre plus fidèle ami et votre plus noble bienfaiteur, allons maintenant… Oh ! Voici notre ennemi ! Dès que nous l’aurons occis, nous vous dévoilerons ton nom. Prenez garde, Stephen ! Sans doute une sorte de combat magique nous attend-il. Il me faudra alors prendre différents aspects : basilics, tête écorchée et os sanguinolents, pluies de feu, etc. Vous souhaiterez peut-être t’écarter un peu !

L’inconnu approchait. Il était aussi maigre qu’un fromage de Banbury[222], avec une physionomie louche et anguleuse. Sa redingote et sa chemise étaient en loques, et ses bottes éculées et trouées.

— Par exemple ! s’exclama le gentleman au bout d’un instant. Rien ne pourrait davantage me surprendre ! Avez-vous déjà vu ce personnage, Stephen ?

— Oui, monsieur. Je dois vous confesser que oui. Voilà l’homme dont je vous ai parlé. Celui à l’étrange défiguration, qui m’a révélé la prophétie. Il a pour nom Vinculus.

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221

Penlaw est le nom d’un lieu de Northumbrie où John Uskglass et son armée de fées apparurent pour la première fois en Angleterre.

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222

« Fromage remarquablement mince et plat. » Cf. Les Joyeuses Épouses de Windsor, Shakespeare, Œuvres complètes, t. II, La Pléiade, éd. Gallimard (N.d.T.).