— Bien le bonjour, sire ! lança Vinculus à Stephen. Ne t’ai-je pas prédit que ton heure allait venir ? Et voilà qu’elle est venue ! La pluie doit former une porte qui t’est destinée et tu la franchiras ! Les pierres doivent former un trône qui t’est destiné et tu y prendras place !
Il considéra Stephen avec une mystérieuse satisfaction, comme si la couronne, l’orbe et le sceptre étaient son œuvre.
Stephen se tourna vers le gentleman.
— Les Êtres vénérables auxquels vous vous êtes adressé se sont mépris, monsieur. Ils nous ont peut-être conduits à la mauvaise personne.
— Rien ne me semble plus probable, acquiesça le gentleman. Ce vagabond ne représente guère de menace pour personne, pour moi moins que les autres. Cependant, comme l’Aquilon et l’Aurore se sont donné la peine de nous le signaler, ce serait leur manquer de respect que de ne pas le tuer.
Vinculus parut curieusement insensible à cette déclaration. Il eut un rire.
— Essayez pour voir, esprit féerique ! Vous vous apercevrez que je suis dur à cuire !
— Vraiment ? s’écria le gentleman. Car je dois avouer que rien ne me paraît plus aisé ! Vois-tu, je suis expert à cuire toutes sortes de choses ! J’ai tué des dragons, noyé des armées et englouti des cités à coups de tremblements de terre et de tempêtes ! Toi, tu n’es qu’un homme, tu es seul, comme tous les hommes le sont. Moi, je suis entouré d’amis et alliés immémoriaux. Coquin, qu’as-tu à m’opposer ?
Vinculus donna un coup de menton en direction du gentleman en signe de mépris absolu.
— Un livre ! répondit-il.
C’était là une curieuse réponse. Stephen pensait que, si Vinculus avait réellement possédé un livre, il eût été plus avisé de le vendre pour s’acheter un meilleur manteau.
Le gentleman tourna soudain la tête pour fixer intensément une lointaine chaîne de montagnes blanches.
— Oh ! s’exclama-t-il avec autant de véhémence que si on l’avait frappé. Oh ! Ils me l’ont ravie ! Voleurs ! Voleurs ! Voleurs d’Anglais !
— Qui, monsieur ?
— Lady Pole ! Quelqu’un a rompu l’enchantement !
— La magie des Anglais, esprit féerique ! cria Vinculus. La magie des Anglais est de retour !
— Alors vous voyez leur arrogance, Stephen ! cria à son tour le gentleman, qui fit volte-face pour décocher à Vinculus un regard de pure fureur. Alors vous voyez la malice de nos ennemis ! Stephen, procurez-moi un bout de corde !
— Un bout de corde, monsieur ? Il n’y en a pas à des milles à la ronde, j’en suis certain. Allons…
— Pas de corde, esprit féerique ! se gaussa Vinculus.
Toutefois, il se passait quelque événement dans les airs au-dessus de leurs têtes. Les traits de neige et de neige fondue s’entrelacèrent mystérieusement, serpentèrent dans le ciel vers Stephen. Sans prévenir, un tronçon de grosse corde tomba dans sa main.
— Là ! s’écria le gentleman d’un ton triomphant. Stephen, regardez ! Voici un arbre ! Un seul arbre dans toute cette vaste étendue désolée, exactement où nous en avons besoin ! L’Angleterre a toujours été mon amie. Elle m’a toujours bien servi. Jetez la corde sur une branche et pendons ce fripon !
Stephen hésita, ne sachant pour l’heure comment empêcher cette nouvelle catastrophe. Dans sa main, la corde s’impatienta contre lui ; d’un bond, elle se libéra et se divisa proprement en deux brins. L’un zigzagua en direction de Vinculus et le ficela bien serré, tandis que l’autre formait promptement un beau nœud coulant, avant de s’accrocher adroitement à une branche.
Le gentleman exultait, ayant retrouvé tout son entrain à la perspective d’une pendaison.
— Sais-tu danser, coquin ? demanda-t-il à Vinculus. Je vais t’apprendre quelques nouveaux pas !
La situation tournait au cauchemar. Les événements se succédaient à grande vitesse, sans solution de continuité, et Stephen ne trouvait jamais ni les mots justes ni le bon moment pour intervenir. Quant à Vinculus lui-même, il se comporta très singulièrement du début à la fin de son exécution. Il ne semblait pas comprendre ce qui lui arrivait. Il ne prononça plus une parole, mais poussa plusieurs interjections d’exaspération, comme s’il connaissait un grand dérangement et que cela l’indisposât.
Sans le moindre effort apparent, le gentleman empoigna Vinculus pour le placer sous le nœud coulant, lequel se lova autour de son cou et le hissa brusquement dans les airs ; au même moment l’autre bout de corde se détachait de son corps pour s’enrouler proprement sur le sol.
Vinculus rua inutilement dans les airs ; son corps tressautait en tournoyant. En dépit de ses rodomontades sur sa nature de dur à cuire, son cou se rompit facilement. Le craquement résonna distinctement dans la lande déserte. Encore un ou deux sursauts, et c’en fut fini de lui.
Oubliant qu’il s’était promis de détester tous les Anglais, Stephen couvrit son visage de ses mains pour cacher ses pleurs.
Le gentleman gambadait et chantait, tel un enfant particulièrement content. Une fois l’excitation retombée, il déclara sur le ton de la conversation :
— Enfin, c’était décevant ! Il ne s’est pas débattu. Je me demande qui cela pouvait bien être…
— Je vous l’ai dit, monsieur, répondit Stephen, s’essuyant les yeux. C’est l’homme qui m’a fait cette prophétie. Son corps présente une curieuse défiguration, semblable à de l’écriture.
Le gentleman dépouilla Vinculus de sa redingote, de sa chemise et de sa cravate.
— Oui, voilà ! s’écria-t-il avec une légère surprise.
D’un ongle, il gratta un petit cercle sur l’épaule droite de Vinculus pour voir si cela s’enlevait. Voyant que non, il s’en désintéressa.
— Bon ! reprit-il. Allons jeter un sort à Lady Pole.
— Un sort, monsieur ? protesta Stephen. Pourquoi cela ?
— Oh ! Afin qu’elle rende l’âme d’ici à un mois ou deux. Toute autre considération mise à part, c’est on ne peut plus classique. Il est très rare que quiconque libéré d’un enchantement soit autorisé à vivre longtemps. En tout cas, pas si je l’ai enchanté ! Lady Pole n’est pas loin, et ces magiciens doivent apprendre qu’ils ne peuvent pas s’opposer à nous impunément ! Venez, Stephen !
66
Jonathan Strange et Mr Norrell
Mr Norrell se retourna pour jeter un regard dans le couloir qui reliait autrefois la bibliothèque au reste de la maison. S’il avait eu l’assurance que celui-ci pouvait le reconduire à Lascelles et aux domestiques, il l’aurait suivi. Mais il était tout à fait certain que la magie de Strange le ramènerait en ce lieu-ci.
Un bruit lui parvint de la bibliothèque ; le vieux magicien sursauta de peur. Il attendit ; personne ne se montra. Au bout d’un moment, il s’avisa qu’il connaissait l’origine de ce bruit. Il l’avait déjà entendu mille fois : Strange s’exclamait d’impatience sur quelque passage d’un livre. Ce son était si familier – et si étroitement lié dans l’esprit de Mr Norrell à la période la plus heureuse de son existence – qu’il y puisa le courage d’ouvrir la porte et d’entrer.
Immédiatement, il fut frappé par l’incroyable quantité de chandelles allumées. La pièce était éclatante de lumière. Strange n’avait pas pris la peine de chercher des bougeoirs ; il avait simplement posé les chandelles sur les tables et les rayonnages. Il en avait même planté sur des piles d’ouvrages. La bibliothèque courait le risque imminent de prendre feu. Il y avait des livres partout – épars sur des guéridons, en vrac sur le sol. Beaucoup étaient ouverts à plat par terre, afin que Strange ne perdît pas la page.