Tels étaient les espoirs et les projets qui animaient le cœur du plus cher ami de Mr Norrell. Malheureusement pour Mr Drawlight, Mr Norrell était si abattu par le rejet de Sir Walter qu’il ne remarqua guère de changement dans le style de leurs divertissements, et Drawlight réussit à ne punir nul autre que lui-même.
À présent que Sir Walter se trouvait hors d’atteinte de Mr Norrell, celui-ci devint de plus en plus convaincu que Sir Walter était précisément le protecteur de ses souhaits. Homme enjoué, énergique, aux manières simples et plaisantes, Sir Walter Pole était tout ce que Mr Norrell n’était pas. Par conséquent, en déduisit Mr Norrell, Sir Walter Pole aurait réalisé tout ce dont il était incapable. Les personnages influents du siècle auraient suivi Sir Walter.
— Si seulement il m’avait écouté, soupirait Mr Norrell un soir où lui et Drawlight dînaient seul à seul. Mais je n’ai point su trouver les mots pour le convaincre. Naturellement, je regrette aujourd’hui de ne pas vous avoir, vous ou Lascelles, prié de m’accompagner. Les hommes du monde préfèrent s’entretenir avec leurs pairs. Je sais cela maintenant Peut-être eussé-je dû jeter un enchantement pour lui montrer… Transformer les tasses à thé en lapins ou les cuillères à thé en poissons rouges. Au moins, alors, il m’aurait cru. Néanmoins je ne pense pas que la vieille dame eût été très contente si je l’avais fait. Je n’en sais plus rien. Quel est votre avis ?
7
Une occasion peu susceptible de se reproduire
— Eh bien, monsieur, vous tenez votre revanche ! cria Mr Drawlight surgissant sans prévenir dans la bibliothèque de Hanover-square.
— Ma revanche ? répéta Mr Norrell. Que voulez-vous dire ?
— Ah ! La fiancée de Sir Walter, Miss Wintertowne, est décédée. Elle est morte cet après-midi. Ils devaient se marier dans deux jours, mais, pauvre créature, elle est bel et bien morte. Mille livres par an !… Imaginez-vous le désespoir de Sir Walter. Eût-elle seulement réussi à demeurer en vie jusqu’à la fin de la semaine, quelle différence cela aurait fait ! Son besoin d’argent est sans espoir, Sir Walter est aux abois. Je ne serais point surpris si nous devions apprendre demain qu’il s’est tranché la gorge…
Mr Drawlight s’accouda un moment au dossier d’un bon gros fauteuil installé devant le feu ; baissant les yeux, il découvrit un ami.
— Ah, Lascelles, par exemple ! C’est vous, caché derrière le journal que j’ai sous les yeux ! Comment allez-vous ?
Pendant ce temps Mr Norrell regardait fixement Mr Drawlight.
— La jeune femme est morte, vous dites ? énonça-t-il avec stupeur. La jeune femme que j’ai vue dans ce salon ? J’ai peine à y croire. Cela est très inattendu.
— Oh, non ! Au contraire, répondit Drawlight, rien n’était plus probable.
— Mais le mariage ! objecta Mr Norrell. Tous les préparatifs nécessaires ! Ils ne pouvaient pas savoir qu’elle était malade.
— Au contraire, je vous assure, ils le savaient. Tout le monde le savait. Tenez ! Un type, un certain Drummond, l’a vue à Noël, à un bal privé donné à Leamington Spa. Il a parié cinquante livres avec Lord Carlisle qu’elle ne serait plus de ce monde avant la fin du mois.
Mr Lascelles posa son journal avec une exclamation d’impatience.
— Non, non, intervint-il, il ne s’agissait pas de Miss Wintertowne. Vous songez à Miss Hookham-Nix, que son frère a menacé de tuer d’un coup de pistolet si elle devait déshonorer la famille, ce que la société pense qu’elle fera tôt ou tard. Cela se passait à Worthing, et ce n’est pas Lord Carlisle qui a pris le pari, mais le duc d’Exmoor.
Drawlight considéra un moment ces nouveaux éléments.
— Je crois que vous avez raison, déclara-t-il enfin, bien que cela n’ait aucune importance, car tout le monde savait bien que Miss Wintertowne était malade. Hormis, bien sûr, la vieille dame. Elle pensait que sa fille était la perfection incarnée. Et que peut avoir à faire « la Perfection » avec la mauvaise santé ? La Perfection ne peut qu’être objet d’admiration, la Perfection doit faire un grand mariage. La vieille dame n’a jamais admis que la Perfection puisse être malade, elle ne supportait même pas que l’on abordât la question. Malgré toutes les quintes de toux, les évanouissements et les repos sur le sofa, je n’ai jamais ouï dire qu’un médecin l’ait jamais approchée.
— Sir Walter aurait pris mieux soin d’elle, commenta Lascelles, agitant son journal avant de s’y replonger. On peut raconter ce qu’on veut de sa politique, mais c’est un homme sensé. Quel dommage qu’elle n’ait pas pu tenir jusqu’à jeudi !
— Monsieur Norrell, vous êtes tout pâle, dit Drawlight en se tournant vers leur ami. Vous en faites une tête ! Vous êtes bouleversé, si je puis me permettre, par le spectacle de cette vie innocente fauchée dans sa jeunesse. Vos bons sentiments, comme toujours, vous font honneur, monsieur, et je suis totalement de votre avis : la pensée de cette pauvre demoiselle arrachée à l’existence telle une jolie fleur écrasée sous une botte, eh bien, monsieur, cela me fend le cœur, je ne puis guère supporter d’y penser. Mais enfin, vous savez, elle était très malade et devait nous quitter à un moment ou à un autre. Et, selon vos propres allégations, elle ne s’est guère montrée très aimable à votre égard. Je sais que ce n’est pas la mode, mais je préconise très fermement que les jeunes gens prêtent une respectueuse attention à nos aînés lettrés. J’exècre l’impudence, l’impertinence et toutes les attitudes de cette sorte !
Mr Norrell ne parut pas entendre le réconfort que son ami avait la bonté de lui apporter et, quand il reprit enfin la parole, ses mots semblaient principalement adressés à lui-même. Il soupira profondément et murmura :
— Je n’ai jamais pensé trouver la magie aussi peu considérée ici. – Il eut une hésitation, puis continua d’une voix grave et rapide : – C’est un acte très dangereux de ramener quelqu’un du royaume des morts. Il n’a pas été accompli depuis trois cents ans. Je ne peux pas le tenter !
Ces propos étaient extraordinaires, et Mr Drawlight et Mr Lascelles se retournèrent vers leur ami avec un certain étonnement.
— En effet, monsieur, dit Mr Drawlight, personne ne prétend le contraire.
— Certes, je connais la formule, poursuivit Mr Norrell comme si Drawlight n’avait pas parlé, mais, précisément, je me suis toujours élevé contre ce type de magie !… Cela dépend tant… cela dépend tant de… L’issue peut en être complètement imprévisible. Il n’est pas du pouvoir du magicien de décider. Non ! Je ne tenterai pas l’expérience. Je ne dois même pas y songer.
Il y eut un bref silence. Cependant, malgré sa résolution de ne plus songer à cette dangereuse magie, le magicien s’agitait toujours sur son siège, le souffle saccadé et court, se mordait les doigts et présentait divers signes de nervosité.