Ce dernier se tenait à l’autre bout de la bibliothèque. Il était beaucoup plus maigre que dans le souvenir de Mr Norrell. Il n’était pas lavé ni rasé de frais et avait les cheveux hirsutes. Il ne leva pas les yeux à l’approche de Mr Norrell.
— Sept personnes ont disparu de Norwich en 1124, lut-il à haute voix dans le volume qu’il tenait à la main. Quatre d’Aysgarth, dans le Yorkshire, au Noël de 1151, vingt-trois d’Exeter en 1201, et une de Hathersage, dans le Derbyshire, en 1243… Toutes enchantées et transportées au royaume des fées. Problème qui n’a jamais été résolu.
Il parlait avec tant de calme que Mr Norrell – qui s’attendait plutôt à ce qu’un éclair magique le foudroyât d’un moment à l’autre – regarda autour de lui pour voir si quelqu’un d’autre se tenait dans la pièce.
— Je vous prie de m’excuser, tenta-t-il.
— John Uskglass, expliqua Strange, sans se donner la peine de se retourner. Il n’a pu empêcher les fées de ravir des chrétiens et des chrétiennes. Pourquoi dois-je supposer que je saurais être capable de ce dont il est incapable ? – Il lut sa page jusqu’en bas. – Votre labyrinthe me plaît bien, dit-il sur le mode de la conversation. Avez-vous utilisé Hickman ?
— Comment ? Non. De Chepe.
— De Chepe ! Vraiment ? – Pour la première fois Strange dévisagea son maître. – Je l’ai toujours pris pour un savant très mineur, dépourvu de toute pensée originale.
— Il n’a jamais été beaucoup au goût du monde, qui préfère les magies plus tapageuses, répondit nerveusement Mr Norrell, ne sachant combien de temps cet accès de civilité de Strange allait durer. Il s’intéressait aux labyrinthes, aux routes magiques, aux sorts qui peuvent être déclenchés en suivant certains pas ou tours… À des choses de cette sorte. Il y a un long exposé de sa magie dans Les Instructions de Belasis… – il eut une hésitation – … que vous n’avez jamais vues. L’unique exemplaire est ici, sur la troisième étagère près de la fenêtre. – Il tendit la main et s’aperçut que ladite étagère avait été vidée. Ou alors il doit être par terre, suggéra-t-il. Dans cette pile-là.
— J’y jetterai un coup d’œil dans un instant, l’assura Strange.
— Votre labyrinthe aussi était tout à fait remarquable, reprit Mr Norrell. J’ai passé la moitié de la nuit à tenter d’en sortir.
— Oh ! j’ai fait ce que je fais d’ordinaire en pareille circonstance, répliqua Strange, désinvolte. Je vous ai copié et ai ajouté quelques raffinements de mon cru. Combien de temps s’est-il écoulé ?
— Je vous demande pardon ?
— Depuis combien de temps suis-je dans les Ténèbres ?
— Depuis le début décembre.
— Et en quel mois est-on ?
— En février.
— Trois mois ! s’exclama Strange. Trois mois ! Je croyais qu’il y avait des années !
Mr Norrell s’était souvent imaginé cette conversation. Chaque fois, il s’était représenté Strange furieux et animé par l’esprit de vengeance, et lui-même en train d’avancer des arguments décisifs pour se justifier. À présent qu’ils s’étaient finalement retrouvés, l’indifférence de Strange était extrêmement déroutante. Les vagues rancœurs que Mr Norrell nourrissait depuis longtemps dans son cœur racorni se réveillèrent pour le griffer et le déchirer. Ses mains se mirent à trembler.
— J’étais votre ennemi ! s’écria-t-il. J’ai détruit votre livre… Tous à l’exception de mon propre exemplaire ! J’ai calomnié votre nom et comploté contre vous ! Lascelles et Drawlight ont chanté à tout le monde que vous aviez assassiné votre femme ! Je n’ai rien démenti !
— Oui, dit Strange.
— Ce sont là de terribles crimes ! Pourquoi n’êtes-vous pas fâché ?
Strange parut concéder que sa question était fondée. Il réfléchit un moment.
— Parce que j’ai été beaucoup de choses depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, j’imagine. J’ai été les arbres, les rivières, les montagnes et les pierres. J’ai parlé aux étoiles et à la terre, et au vent. L’on ne peut pas être le conduit par lequel toute la magie anglaise se répand et rester soi-même. J’eusse dû être fâché, dites-vous ?
Mr Norrell inclina la tête.
Strange eut son vieux sourire ironique.
— Alors soyez rassuré ! Je le serai sans doute encore. Le moment venu.
— Et vous avez fait tout cela juste pour me contrarier ? demanda Mr Norrell.
— Vous contrarier ? répéta Strange, étonné. Non ! je l’ai fait pour sauver mon épouse !
Il y eut un bref silence pendant lequel Mr Norrell n’osa pas croiser les yeux de Strange.
— Qu’attendez-vous de moi ? s’enquit-il à voix basse.
— Seulement ce que j’ai toujours attendu de vous. Votre aide.
— Pour rompre les enchantements ?
— Oui.
Mr Norrell médita un moment.
— Le centenaire d’un enchanteur est souvent des plus propices, murmura-t-il. Il existe plusieurs rites et procédés…
— Merci, le coupa Strange, avec plus qu’une pointe de son ancien air sarcastique. J’espérais un procédé un peu plus radical.
— La mort de l’enchanteur met fin à tous ses contrats et enchantements, cependant…
— Ah, oui ! Tout à fait ! l’interrompit impatiemment Strange. La mort de l’enchanteur ! J’y ai souvent songé à Venise. Avec toute la magie anglaise à ma disposition, tant de manières de le tuer s’offraient à moi ! Le précipiter du haut des sommets. Le frapper de la foudre. Soulever des montagnes pour l’écraser. Si ma liberté avait été en jeu, je l’eusse assurément tenté. Mais, loin de s’agir de ma liberté, il s’agissait de celle d’Arabella et, si j’avais échoué dans ma tentative – si j’avais trouvé la mort – alors son destin eût été scellé pour l’éternité. Je me suis donc replongé dans mes réflexions. Et j’ai pensé qu’il existait un seul homme au monde – dans tous les mondes jamais existants – qui saurait comment vaincre mon ennemi. Un seul homme qui pourrait me conseiller sur la conduite à suivre. J’ai compris que l’heure était venue de lui parler.
Mr Norrell eut l’air plus inquiet que jamais.
— Oh ! Je dois vous avouer que je ne me considère plus comme votre supérieur. Mes lectures ont été bien plus étendues que les vôtres, il est vrai, et je vous apporterai toute l’aide en mon pouvoir, cependant je ne puis aucunement vous garantir que j’aurai plus de succès que vous.
Strange fronça les sourcils.
— Comment ? de quoi parlez-vous ? Je ne songe pas à vous, mais à John Uskglass ! Je veux que vous m’aidiez à évoquer John Uskglass.
Mr Norrell respirait avec peine. L’air semblait vibrer, comme si une note grave avait résonné. Il était conscient, à un degré presque douloureux, des ténèbres qui les entouraient, des nouveaux astres roulant au-dessus de leurs têtes et du silence des pendules arrêtées. C’était un Grand Instant Noir qui n’en finissait plus, pesant sur lui jusqu’à l’étouffer. L’espace de cet Instant-là, l’on pouvait croire sans effort que John Uskglass était proche, séparé d’eux par un simple charme ; les ombres épaisses dans les coins éloignés de la pièce dessinaient les plis de sa robe, la fumée des chandelles crachotantes les lambrequins aile de corbeau de son heaume.
Strange, pourtant, ne paraissait aucunement oppressé par de telles terreurs immortelles. Il se pencha légèrement en avant, avec un demi-sourire d’impatience.
— Allez, monsieur Norrell, murmura-t-il. Travailler pour Lord Liverpool est d’un ennui ! Vous devez en convenir. Que d’autres magiciens jettent leurs sorts de protection sur les falaises et les grèves ! Bientôt ils seront nombreux à s’en charger ! Faisons quelque chose d’extraordinaire, vous et moi !