Nouveau silence.
— Vous avez peur, reprit Strange, qui eut un mouvement de recul sous l’effet de la contrariété.
— Peur ! bredouilla Mr Norrell. Naturellement que j’ai peur ! Ce serait folie, folie furieuse, de ne pas avoir peur ! Néanmoins, tel n’est pas le sens de mes objections. Cela ne marchera pas. Quoi que vous espériez obtenir par ce moyen, cela ne marchera pas. Et si nous réussissions à le faire apparaître, ce qui est à notre portée si vous et moi unissons nos efforts, il ne nous aidera pas de la manière que vous imaginez. Les rois ne satisfont pas une simple curiosité, ce roi-ci moins que les autres !
— Vous appelez cela une simple curiosité… ? commença Strange.
— Non, non ! dit Mr Norrell, l’interrompant précipitamment. Dieu m’en garde ! Je vous représente seulement comment les choses lui apparaîtront. En quoi la disparition de deux femmes peut-elle l’intéresser ? Vous pensez à John Uskglass comme à un homme ordinaire. J’entends, un homme pareil à vous ou à moi. Il a été élevé et formé au royaume des fées. Les us et coutumes du brugh lui étaient naturels, or la plupart de ceux-ci gardaient des chrétiens captifs, il en était un lui-même. Cela ne lui paraîtra pas si extraordinaire. Il ne comprendra pas.
— Alors je vais tout lui expliquer. Monsieur Norrell, j’ai changé l’Angleterre pour sauver mon épouse, j’ai changé le monde. Je ne me déroberai pas devant la tâche qui consiste à invoquer un seul homme, aussi abominable puisse-t-il être. Allez, monsieur ! Discuter ne rime à rien. Premier point, il faut l’appeler ici. Par où commençons-nous ?
Mr Norrell soupira.
— Ce n’est pas une évocation ordinaire. Toute magie relative à John Uskglass présente des difficultés propres.
— Par exemple ?
— Eh bien, d’abord, nous ignorons comment l’appeler. Les charmes d’évocation exigent du magicien qu’il soit précis en matière des noms. Or aucun de ceux que l’on attribue à John Uskglass n’était vraiment le sien. Il a été, ainsi que le rapportent les légendes, volé et emporté au royaume des fées avant d’avoir pu être baptisé, aussi est-il devenu l’enfant sans nom du brugh. « L’esclave sans nom » était une des épithètes qu’il s’appliquait à lui-même. Certes, les fées lui ont donné un nom de leur cru, mais il l’a abandonné à son retour en Angleterre. Quant à tous ses autres titres, le roi Corbeau, le roi Noir, le roi du Ponant, ce sont les autres qui les lui ont conférés, pas lui.
— Oui, oui ! déclara Strange avec impatience. Je sais tout cela ! Tout de même, John Uskglass était son vrai nom ?
— Oh ! Aucunement. C’était le nom d’un jeune noble normand qui est mort, je crois, à l’été 1097. Le roi, notre John Uskglass, a affirmé que cet homme était son père. Certains, toutefois, ont contesté que tous deux aient le moindre lien de parenté. Je ne pense pas que cet embrouillamini de noms et de titres soit fortuit. Le roi savait qu’il attirerait toujours l’attention des autres magiciens, aussi s’est-il protégé de leur magie en brouillant délibérément leurs maléfices.
— Alors que dois-je faire ? – Strange claqua des doigts. – Conseillez-moi !
Mr Norrell cligna ses petits yeux. Penser si vite n’était pas dans ses habitudes.
— Si nous recourons à l’un des sorts anglais classiques d’évocation – ce que je recommande fortement, étant donné que rien ne peut les dépasser – nous pouvons toujours nous décharger du travail d’identification sur les éléments du sort. Il nous faudra un émissaire, un chemin et des étrennes[223]. Si nous faisons appel à des outils qui connaissent déjà le roi – et qui le connaissent bien –, alors peu importe que nous ne puissions pas le nommer correctement, ils sauront bien le trouver, nous l’amener et le contraindre sans notre aide ! Voyez-vous ?
Malgré son effroi, il s’animait de plus en plus à la perspective de devoir perpétrer la magie – une magie nouvelle ! – avec Mr Strange.
— Non, répondit Strange, je ne vois pas du tout.
— Cette demeure est bâtie sur les terres du roi, avec des pierres provenant de l’abbaye du roi. Une rivière la longe – à guère plus de deux cents yards d’ici ; ses eaux ont souvent transporté le roi dans sa barque d’apparat. Dans mon potager, on trouve un poirier et un pommier, descendants directs des pépins recrachés par le roi alors qu’il se tenait dans le jardin de curé par un beau soir d’été. Que les pierres de la vieille abbaye soient notre émissaire, que la rivière soit notre chemin, que la prochaine récolte de pommes et de poires soit nos étrennes ! Alors nous pourrons l’appeler simplement « le Roi ». Ces pierres, cette rivière, ces arbres n’en connaissent nul autre !
— Bien, approuva Strange. Et quel sort recommandez-vous ? Y en a-t-il chez Belasis ?
— Oui, trois.
— Vaut-il la peine de les essayer ?
— Non, pas vraiment. – Mr Norrell ouvrit un tiroir d’où il tira une feuille de papier. – Voici le meilleur que je connaisse. Je n’ai pas coutume de recourir aux sorts d’évocation, mais si c’était le cas, j’utiliserais celui-ci.
Il passa à Strange la feuille qui était couverte de sa petite écriture méticuleuse. En haut, on lisait : « Sort d’évocation de Mr Strange ».
— Il s’agit de celui dont vous vous êtes servi pour évoquer Maria Absalom, expliqua Norrell. J’y ai apporté certaines corrections. J’ai coupé le florilegium que vous aviez copié mot pour mot chez Omskirk. Vous le savez, je n’ai pas grande opinion des florilegia en général, et celui-ci me paraît particulièrement inepte. En revanche, j’ai ajouté un épitomé[224] de conservation et de délivrance, ainsi qu’un écrémage de supplication, même si je doute que l’un ou l’autre nous aide beaucoup en la circonstance.
— C’est autant votre œuvre que la mienne à présent, fit observer Strange, dont la voix ne trahissait pas le moindre soupçon de rivalité ou de ressentiment.
— Non, non, insista Norrell. La trame est entièrement vôtre. Je me suis borné à rogner les bords.
— Bon ! Alors nous sommes prêts, n’est-ce pas ?
— Il y a encore une chose.
— Qu’est-ce donc ?
— Certaines précautions sont nécessaires pour assurer la sécurité de Mrs Strange, expliqua Mr Norrell.
Strange lui jeta un regard signifiant qu’à son avis son ancien maître songeait un peu tardivement à la sécurité d’Arabella, mais ce dernier, qui s’était précipité vers un rayonnage, ne le remarqua pas, tant il était occupé à fouiller dans un énorme grimoire.
— Ce charme est consigné dans le Liber novus de Chaston. Ah, oui ! Le voilà ! Nous devons construire une route magique et ériger une porte afin que Mrs Strange puisse sortir saine et sauve du royaume des fées. Sinon, elle risque d’y rester captive pour toujours. Cela pourrait nous prendre des siècles pour la retrouver.
— Ah, celui-là ! s’écria Strange. Je l’ai déjà utilisé. J’ai également nommé un portier pour l’accueillir quand elle sortira. Tout est prêt.
Il se saisit d’un misérable bout de chandelle, le ficha dans un bougeoir et l’alluma[225]. Ensuite, il se mit à réciter son incantation. Aux pierres de l’abbaye, il donna le nom d’émissaire envoyé quérir le roi ; à la rivière, celui de chemin par où le roi devait arriver ; à la prochaine récolte de pommes et de poires des arbres de Mr Norrell, celui d’étrennes que le roi devait recevoir ; à l’instant où la flamme mourait, celui d’heure où le roi devait apparaître.
223
Ce sont là les trois éléments habituels d’un sort d’évocation anglais traditionnel. L’émissaire trouve le personnage évoqué, le chemin l’amène jusqu’à l’évocateur et les étrennes (ou présent) le contraignent à venir.
224
« Florilegium », « épitomé » et « écrémage » sont des termes désignant des parties de sorts.
Au XIIIe et au XIVe siècle, les fées d’Angleterre aimaient ajouter à leur magie des adjurations à des saints chrétiens choisis aux hasard. Si elles étaient déconcertées par la doctrine chrétienne, les fées étaient en effet grandement attirées par les saints, en qui elles voyaient de puissantes créatures surnaturelles dont il était utile d’obtenir la protection. Ces adjurations étaient appelées
Un épitomé est une forme de sortilège hautement condensée, inséré dans un autre sort pour le renforcer ou étendre son champ d’application. Dans le cas présent, un épitomé de conservation et de libération est destiné à protéger le magicien du personnage évoqué. Un écrémage est un saupoudrage de mots ou de charmes (dans le texte
225
Le dernier élément d’un sort d’évocation réussi est d’ordre temporel. Le magicien doit faire savoir au personnage évoqué quand il est censé se manifester, sinon (comme Strange l’avait jadis observé) celui-ci peut faire son apparition n’importe quand et ainsi croire qu’il a rempli ses obligations. Un bout de chandelle est un expédient très commode : le magicien ordonne au personnage évoqué d’apparaître quand la flamme s’éteint.