La chandelle crachota puis s’éteignit…
… et à cet instant…
… à cet instant la bibliothèque regorgea de corbeaux. Les ailes noires emplissaient les airs telles de grandes mains qui se tordaient, bouchaient la vue de Strange de leur tumulte de flammes obscures. De tous côtés, il se heurtait à des ailes et à des griffes. Les croassements étaient assourdissants. Les corbeaux battaient les murs, les fenêtres, la personne de Strange, qui se couvrit la tête des mains et s’écroula à terre. Ce vacarme et cette confusion d’ailes durèrent encore un peu.
Puis, en un clin d’œil, tous les oiseaux eurent disparu et la pièce retrouva le silence.
Les chandelles étaient toutes éteintes. Strange roula sur le dos ; pendant quelques instants ses regards se perdirent dans les ténèbres.
— Monsieur Norrell ? articula-t-il enfin.
Personne ne lui répondit.
Il se releva dans la nuit noire, parvint à retrouver un des pupitres et tâtonna jusqu’à ce que sa main tombât sur une chandelle renversée, qu’il alluma avec le briquet tiré de sa poche.
Levant la flamme au-dessus de sa tête, il découvrit que la salle offrait le spectacle du plus grand désordre et du chaos extrême. Pas un livre n’était resté sur son étagère. Les tables et l’escabeau de bibliothèque étaient renversés. Plusieurs sièges de style avaient été réduits en miettes. Une couche épaisse de plumes de corbeau recouvrait tout, pareille à une neige noire.
Adossé à une table, Norrell était à demi assis, à demi couché sur le sol. Il avait les yeux ouverts et le regard vide. Strange lui passa la chandelle devant le nez.
— Monsieur Norrell ? répéta-t-il.
Hébété, Mr Norrell murmura :
— Je crois qu’on peut penser que nous avons son attention.
— Je crois que vous avez raison, monsieur. Savez-vous ce qui s’est passé ?
Toujours dans un murmure, Mr Norrell répondit :
— Les livres se sont tous transformés en corbeaux. J’avais l’œil sur La Fontaine du cœur de Hugh Pontifex et j’ai vu la métamorphose. Il y a eu souvent recours, savez-vous ?… À cette tourmente d’oiseaux noirs. J’ai beaucoup lu sur le sujet depuis que je suis enfant. Mais que je vive assez longtemps pour le voir, monsieur Strange ! Que je sois encore là pour le voir ! Cela a un nom dans la langue sidhe, la langue de son enfance, malheureusement il s’est perdu[226]. – Il agrippa soudain la main de Strange. – Mes ouvrages sont-ils intacts ?
Strange en ramassa un par terre. Il secoua les plumes de corbeau du livre, puis jeta un coup d’œil au titre : Sept Portes et Quarante-Deux Clés, de Piers Russinol. Il ouvrit le volume et se mit à lire au hasard :
— « … et là tu trouveras un pays inconnu, semblable à un échiquier, où alternent le rocher nu et les vergers féconds, les étendues d’épines et les champs de blé barbu, les prairies inondables et les déserts. Et dans ce pays le dieu des magiciens, Hermès Trismégiste, a posté un garde à chaque porte et à chaque pont : à un endroit un bélier, à un autre un serpent… » Cela vous paraît-il juste ? demanda-t-il d’un ton dubitatif.
Mr Norrell inclina la tête. Il sortit son mouchoir et s’en servit pour éponger le sang de sa figure.
Affalés par terre, au milieu des livres et des plumes, les deux magiciens ne prononcèrent plus un mot pendant un moment. Le monde s’était réduit au halo lumineux d’une chandelle.
Enfin Strange reprit :
— Il ne doit pas être bien loin pour opérer pareille magie…
— Qui ? John Uskglass ? Que je sache, sa magie est opérante à cent mondes de distance… Que dis-je ? Du fin fond de l’enfer !
— Cela vaut quand même la peine d’essayer d’en apprendre davantage, n’est-ce pas ?
— Vous croyez ?
— Eh bien, par exemple, si nous découvrions qu’il était dans les parages, nous pourrions… – Strange eut un instant de réflexion. – Nous pourrions le consulter.
— Soit, soupira Norrell, peu optimiste.
Le premier – en réalité, l’unique – accessoire requis pour les sorts de localisation est un plat d’argent rempli d’eau. À Hurtfew, le plat de Mr Norrell trônait sur un petit guéridon dans un coin de la pièce, mais le guéridon en question avait été victime de la violence des corbeaux et le plat demeurait invisible. Ils cherchèrent un moment et finirent par le retrouver dans l’âtre de la cheminée, retourné et enfoui sous un monceau de plumes noires et de pages de livres trempées et en lambeaux.
— Il nous faut de l’eau, dit Norrell. J’envoyais toujours Lucas en quérir à la rivière. De l’eau qui a voyagé rapidement est le mieux pour la magie localisatrice. Et la rivière de Hurtfew coule vite, même en été. Je vais aller en chercher.
Mr Norrell, qui n’avait pas l’habitude de se débrouiller seul, mit un certain temps avant de sortir de la maison. Il s’arrêta au milieu de la pelouse et leva les yeux pour contempler des constellations qu’il voyait pour la première fois. Il n’avait pas l’impression d’être dans une colonne de Ténèbres, au cœur du Yorkshire ; il avait plutôt le sentiment que le reste du monde avait disparu, et que Strange et lui restaient seuls sur une île ou un promontoire solitaire. Cette idée l’affligeait bien moins qu’on eût pu le croire. Il ne s’était jamais beaucoup soucié du monde et prenait donc sa perte avec philosophie.
Au bord de la rivière, il s’agenouilla au milieu des herbes gelées pour remplir son plat. Les étoiles inconnues se reflétaient dans les profondeurs. Il se releva (un brin étourdi, n’ayant pas l’habitude de l’effort) et eut aussitôt l’intuition irrépressible d’un enchantement en cours – bien plus puissant que ce qu’il avait jamais senti. Si on lui avait demandé de décrire ce qui se passait, il aurait répondu que tout le Yorkshire se retournait comme un gant. L’espace d’un instant, il ne sut plus dans quelle direction se trouvait l’abbaye. Il pivota sur ses talons, trébucha et heurta de plein fouet Mr Strange qui, mystérieusement, se tenait juste derrière lui.
— Je croyais que vous deviez rester dans la bibliothèque ! s’exclama-t-il avec stupéfaction.
Strange le regarda de travers.
— Je suis resté dans la bibliothèque ! Un instant, je lisais Le Portier d’Apollon de Goubert et, celui d’après, j’étais ici !
— Vous ne m’avez donc pas suivi ? s’enquit Norrell.
— Non, bien sûr que non ! Que se passe-t-il ? Pour l’amour du ciel, pourquoi mettez-vous tant de temps ?
— Je ne trouvais plus ma pelisse, avoua humblement Mr Norrell. Je ne savais pas où Lucas l’avait rangée.
Strange arqua un sourcil et dit avec un soupir :
— Je présume que vous avez fait la même expérience que moi ? Juste avant d’être transporté ici par surprise, j’ai eu une sensation de vents, d’eau et de flammes mêlés…
— Oui, acquiesça Norrell.
— Accompagnée d’une légère odeur, rappelant celle des herbes sauvages de montagne ?
— Oui, dit Norrell.
— Magie des fées ?
— Ah ! sans aucun doute ! s’écria Norrell. Tout cela relève du sortilège qui vous retient dans les Ténèbres éternelles. – Il regarda autour de lui. – Quelle est leur étendue ?
— L’étendue de quoi ?
— Des Ténèbres.
— Eh bien, il m’est difficile de le savoir exactement, étant donné qu’elles se déplacent avec moi. Néanmoins, d’aucuns m’ont assuré qu’elles sont grandes comme la paroisse vénitienne où je logeais. Un arpent, environ.
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Cette tourmente de corbeaux est aussi décrite dans l’histoire de la fille du gantier de Newcastle racontée au chapitre XXXIX.