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— Un arpent ? Ne bougez pas d’ici !

Mr Norrell posa le plat d’argent plein d’eau sur le sol gelé, puis partit en direction du pont. Bientôt, on ne distingua plus que sa perruque grise. À la lumière des étoiles, celle-ci ne ressemblait rien tant qu’à une petite tortue de pierre qui s’éloignait en trottinant.

Le monde tourna encore d’un cran. Soudain les deux magiciens se retrouvèrent côte à côte sur le pont enjambant la rivière de Hurtfew.

— Que diable… ? commença Strange.

— Vous voyez ? dit Norrell d’un air mécontent. Le sortilège ne nous permet pas de trop nous éloigner l’un de l’autre. Il me tient moi aussi. Si je puis me permettre, la magie du garçon-fée est entachée d’une regrettable imprécision. Il s’est montré négligent. Il vous a sans doute qualifié de magicien anglais… ou de quelque autre terme aussi vague. Par conséquent, son sort – à l’origine à vous seul destiné – prend désormais au piège tout magicien anglais qui se présente !

— Ah ! fit Strange.

Il ne semblait pas qu’il y eût quoi que ce soit à ajouter.

Mr Norrell se retourna vers le manoir.

— À défaut d’autre chose, monsieur Strange, poursuivit-il, voilà une parfaite illustration de la nécessité d’une grande précision des noms cités dans les sortilèges !

Dans son dos, Strange leva les yeux au ciel.

De retour dans la bibliothèque, ils installèrent le plat d’argent sur un guéridon entre eux.

Bizarrement, la découverte qu’il était désormais prisonnier des Ténèbres éternelles en compagnie de Strange parut redonner courage à Mr Norrell plutôt que l’inverse. Avec entrain, il rappela à son émule qu’ils ne savaient toujours pas comment nommer John Uskglass, et que cette lacune serait sans aucun doute un gros obstacle pour le débusquer. Par magie ou par tout autre moyen.

Strange, la tête appuyée sur ses mains, le fixait d’un air sombre.

— Essayons John Uskglass, lança-t-il.

Norrell opéra donc sa magie, nommant l’objet de leurs recherches John Uskglass. Il divisa la surface de l’eau en quatre au moyen de lignes scintillantes. Il donna un nom à chacun des quartiers : Paradis, Enfer, Terre et royaume des fées. Instantanément, un point d’une lumière bleuâtre s’alluma dans le quart qui représentait la Terre.

— Là ! s’écria Strange, se levant triomphalement d’un bond. Vous voyez, monsieur ! Les choses ne sont pas toujours aussi difficiles que vous le croyez.

Norrell tapota la surface du quartier ; les divisions disparurent. Il les redessina, leur assignant de nouveaux noms :

— Angleterre, Écosse, Irlande, Ailleurs.

Le point lumineux réapparut en Angleterre. Le vieux magicien tapota le quart concerné, refit une fois de plus ses divisions et examina le résultat. Et il continua ainsi à affiner sa magie. Le point brillait toujours.

Mr Norrell émit une exclamation sourde.

— Qu’y a-t-il ? demanda Strange.

D’un ton émerveillé, Norrell répondit :

— Je crois que nous avons réussi, tout compte fait ! L’eau nous indique qu’il est ici. Au Yorkshire !

67

L’aubépine

Février 1817

Childermass traversait une lande solitaire. Au milieu de la friche se dressait une aubépine isolée et rabougrie, à laquelle un homme était pendu. Il avait été dépouillé de sa veste et de sa chemise, dévoilant dans la mort un secret qu’il avait sûrement tenu caché toute sa vie : une curieuse difformité présentée par sa peau. Son torse, son dos et ses bras étaient en effet couverts d’un enchevêtrement de marques bleues si touffu que le malheureux était plus bleu que blanc.

En poussant sa monture vers l’arbre, Childermass se demanda si l’assassin avait écrit sur le corps pour le transformer en un objet de risée. Du temps où il était marin, il avait entendu parler de pays où l’on gravait les confessions des criminels dans leur chair par divers horribles moyens avant de les exécuter. De loin, les marques évoquaient des inscriptions ; en se rapprochant, il vit qu’elles étaient sous-cutanées.

Il mit pied à terre et tourna le cadavre pour l’amener face à lui. Le visage était violacé et bouffi, les yeux exorbités et injectés de sang. Il le scruta, puis parvint à distinguer dans les traits convulsés une tête de sa connaissance.

— Vinculus, murmura-t-il.

Tirant son couteau de poche, il trancha la corde. Puis il arracha les grègues et les bottes de Vinculus, et inspecta son corps : le cadavre d’une bête fourchue sur une lande hivernale désolée.

Les signes inconnus recouvraient le moindre centimètre de peau, à la notable exception du visage, des mains, des parties génitales et des plantes de pied. On eût cru un homme bleu, portant des gants et un masque blancs. Plus Childermass le regardait, plus il avait le sentiment que ces stigmates avaient une signification.

— Ce sont les lettres du roi, proféra-t-il enfin. Le livre de Robert Findhelm…

À cet instant, il se mit à neiger avec des rafales de flocons glacés et cinglants. Le vent forcit.

Childermass songea à Strange et à Norrell à vingt milles de là et rit tout haut. Qu’importait qui lisait les livres à l’abbaye de Hurtfew ? L’ouvrage le plus précieux de tous gisait nu et sans vie dans la neige et le vent.

— C’est donc à moi qu’il échoit, hein ? Le plus grand titre de gloire comme le plus grand fardeau jamais imparti à un homme de cette ère…

Pour le moment, le fardeau l’emportait sur la gloire. Le livre se présentait sous une forme des plus incommodes. Childermass ne savait pas depuis combien de temps Vinculus était mort ni quand ses chairs allaient commencer à se décomposer. Que faire ? Il pouvait toujours s’aventurer à jeter le corps en travers de son cheval. Un cadavre fraîchement pendu, cependant, serait difficile à expliquer auprès d’un voyageur de rencontre. Il pouvait aussi bien cacher le corps et aller quérir un cheval et une charrette. Combien de temps cela lui prendrait-il ? Et si, dans l’intervalle, quelqu’un trouvait le corps et l’enlevait ? Certains médecins d’York paieraient cher pour se procurer des cadavres sans susciter de questions.

« Je peux jeter un sort de dissimulation », songea-t-il.

Un sort de dissimulation déroberait certainement son objet aux regards humains ; néanmoins, il fallait compter avec les chiens, les renards et les corbeaux. Ils ne se laisseraient pas abuser par les rudiments de magie de Childermass. Le livre ayant déjà été dévoré une fois, celui-ci n’avait aucune envie de risquer que cela se reproduisît une seconde fois.

Ce qui s’imposait à l’évidence, c’était d’en réaliser une copie, mais son carnet de notes, sa plume et son encrier étaient restés sur la table du salon, dans les Ténèbres de l’abbaye de Hurtfew. Et alors ? Il pouvait aussi graver sa copie dans le sol gelé à l’aide d’un bâton – toutefois, cela ne valait guère mieux que ce dont il disposait déjà. Si seulement il y avait eu des arbres, il aurait pu peut-être les écorcer, brûler un peu de bois et écrire sur l’écorce avec le charbon obtenu. Mais il n’y avait que cette unique aubépine, toute tordue.

Childermass contempla son couteau. Peut-être devrait-il copier le livre sur son propre corps ? Plusieurs arguments plaidaient en faveur d’un tel projet. D’abord, qui pouvait jurer si l’emplacement des signes sur le corps de Vinculus ne comportait pas un sens caché ? Plus le texte était proche de la tête, plus important était-il ? Tout était possible. Deuxièmement, le livre serait ainsi à la fois invisible et en sécurité. Il n’aurait pas à craindre les agissements d’un voleur. Il n’avait pas encore décidé s’il allait le montrer à Strange ou à Norrell.