Las ! les écritures sur le corps de Vinculus étaient aussi denses que compliquées. Si Childermass pouvait contraindre sa lame à reproduire exactement tous ces points, cercles et arabesques – ce dont il doutait –, il lui faudrait inciser assez profond pour rendre les marques permanentes.
Il retira sa houppelande et sa veste de tous les jours, défit son poignet de chemise et roula sa manche. En guise d’expérience, il grava un des symboles présentés par l’intérieur du bras de Vinculus à l’endroit correspondant sur son propre bras. Le résultat n’était guère prometteur ; le sang était si abondant qu’il avait du mal à voir ce qu’il faisait, et la douleur lui donna des sueurs froides.
— Je peux me permettre de perdre un peu de sang pour la cause, mais les signes sont si nombreux que l’opération me tuerait à coup sûr. De plus, comment diable pourrais-je copier ce qui est écrit sur son dos ? Je vais le ramener à cheval et si l’on me défie… Eh bien, je leur tirerai dessus au besoin. Au moins, voilà un plan ! S’il n’est pas très bon, c’est quand même un plan.
Il remit sa veste, puis sa houppelande.
Brewer, qui s’était légèrement éloigné, broutait des herbes sèches, dénudées par le vent. Childermass alla le rejoindre. De sa sacoche, il sortit une longueur de grosse corde, ainsi que l’étui contenant ses pistolets. Il glissa une balle dans chaque arme et les amorça avec de la poudre.
Il se retourna afin de s’assurer que le corps était toujours en place. Quelqu’un – un homme – était penché au-dessus. Il fourra les pistolets dans les poches de sa houppelande et se mit à courir en criant.
L’homme portait des bottes noires et une redingote de voyage également noire. Il se tenait près de Vinculus, mi-courbé, mi-agenouillé sur le sol enneigé. Fugitivement, Childermass le prit pour Strange, mais l’inconnu n’était pas tout à fait aussi grand, bien qu’un peu plus frêle. Ses habits sombres étaient visiblement coûteux et au goût du jour. Ses cheveux bruns et raides, pourtant, étaient plus longs qu’un gentleman au goût du jour n’eût osé les porter ; cela lui donnait plutôt l’air d’un prêcheur méthodiste ou d’un poète romantique. « Je le connais, se dit Childermass. C’est un magicien, je le connais fort bien. Pourquoi son nom m’échappe-t-il ? »
À haute voix, il déclara :
— Ce corps est mien, monsieur ! Laissez-le tranquille !
L’autre leva les yeux.
— Vôtre, John Childermass ? répondit-il avec un air un tantinet ironique. Je croyais qu’il était mien…
Chose étrange malgré sa mise son calme et son autorité apparente, ses paroles avaient des accents frustes… Y compris aux oreilles de Childermass. Son accent venait du Nord – de cela il n’y avait aucun doute –, mais Childermass ne réussit pas à l’identifier. Ç’aurait pu être celui du Northumberland, s’il n’avait été teinté du parler des contrées glacées situées de l’autre côté de la mer du Nord, et – plus extraordinaire – d’une pointe de français perçant dans sa prononciation.
— Eh bien, vous vous méprenez. – Childermass leva ses pistolets. – Je vous mettrai en joue s’il le faut, monsieur. Pourtant je n’y tiens pas. Laissez-moi le corps et passez votre chemin !
L’homme demeura silencieux. Il considéra Childermass un moment encore puis, lassé de sa vue, retourna à son examen.
Childermass chercha des yeux un cheval ou une voiture – quelque indication du moyen par lequel cet homme était arrivé jusque-là. Rien. Sur toute la vaste lande, on n’apercevait que les deux hommes, sa monture, le cadavre et l’aubépine.
« Une voiture doit pourtant bien l’attendre quelque part ? pensa-t-il. Son habit ne présente pas la moindre tache de boue, non plus que ses bottes. Il a l’air de sortir des mains de son valet de chambre. Où sont donc ses domestiques ? »
C’était là une pensée contrariante. Childermass doutait d’avoir beaucoup de mal à terrasser cet être maigre et pâle aux allures de poète ; un cocher ou trois robustes laquais seraient une tout autre paire de manches.
— Les terres environnantes vous appartiennent-elles, monsieur ? s’inquiéta-t-il.
— Oui.
— Où est votre cheval ? Et votre voiture ? Où sont vos domestiques ?
— Je n’ai pas de cheval, John Childermass. Je n’ai pas de voiture non plus. Et seul un de mes domestiques est là.
— Où donc ?
Sans daigner lever la tête, l’autre leva le bras et tendit un doigt pâle et maigre.
Troublé, Childermass regarda derrière lui. Il n’y avait personne. Hormis le vent qui soufflait sur les touffes d’herbe neigeuses. Qu’entendait-il par là ? Était-ce le vent ou la neige ? Il avait ouï dire que des magiciens médiévaux se targuaient de les avoir pour serviteurs, ainsi que d’autres éléments naturels. Puis la vérité lui apparut.
— Comment ? Non, monsieur, vous êtes dans l’erreur ! Je ne suis pas votre serviteur !
— Vous vous en êtes vanté voilà moins de trois jours, rétorqua l’autre.
Une seule personne au monde pouvait prétendre à être le maître de Childermass. Était-ce donc, en quelque mystérieuse façon, Norrell ? Un aspect de Norrell ? Par le passé, les magiciens étaient parfois apparus sous diverses apparences, suivant les qualités qui entraient dans leur personnalité. Childermass tenta de deviner quelle partie de la personnalité de Gilbert Norrell pouvait soudain s’incarner dans ce bel homme pâle, doté d’un curieux accent et d’un air de grande autorité. Il songea qu’il s’était passé de drôles de choses depuis peu, mais rien d’aussi bizarre.
— Monsieur ! cria-t-il. Je vous aurai prévenu. Laissez ce corps !
L’homme se pencha davantage sur le cadavre. Il tira quelque chose de sa bouche – une petite perle lumineuse, teintée de rose et d’argent – et la plaça dans celle de Vinculus. Le cadavre frémit. Pas le frisson d’un malade ni non plus le tremblement d’un être en bonne santé, plutôt le frémissement d’un bouleau dénudé sous le souffle du printemps.
— Écartez-vous du corps, monsieur ! cria encore Childermass. Je ne le répéterai pas !
L’homme ne se donna pas la peine de lever les yeux ; il effleura toute la dépouille du bout de l’index, comme s’il écrivait dessus.
Avec le pistolet de droite Childermass visa un tantinet au-dessus de l’épaule gauche de l’homme, dans l’intention de l’effrayer. Son arme fonctionna à la perfection ; un nuage de fumée et une odeur de poudre s’élevèrent du bassinet ; des étincelles et davantage de volutes jaillirent du canon.
Mais le plomb refusa de voler. Il restait suspendu dans les airs comme dans un rêve, se tordait, gonflait et changeait de forme ; soudain il lui poussa des ailes, il se métamorphosa en vanneau et s’envola. Dans l’instant, l’esprit de Childermass devenait aussi calme et silencieux qu’une pierre.
L’homme promenait toujours son doigt sur Vinculus, et tous les dessins et les symboles ondulaient et tournoyaient comme s’ils avaient été tracés sur l’eau. Il continua un moment son manège et, une fois satisfait, s’arrêta puis se releva.
— Vous vous trompez, dit-il à Childermass. Il n’est pas mort.
Il vint se camper juste devant lui. Sans plus de façon qu’un parent qui nettoie une poussière sur le visage de son enfant, l’homme se lécha un doigt et esquissa une sorte de symbole sur chacune des paupières de Childermass, sur ses lèvres et sur son cœur. Après quoi, il donna un coup à sa main gauche, de sorte que le pistolet tomba à terre. Il traça un autre symbole sur la paume de Childermass, se détourna et parut prêt à partir quand, jetant un coup d’œil en arrière et apparemment pris de remords, il ébaucha un dernier geste sur la balafre qui défigurait le serviteur.