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Le vent balayait les flocons qui tombaient et les faisait tourbillonner. Brewer émit une petite plainte, comme si une mouche l’avait piqué. Fugitivement, la neige et les ombres dessinèrent la silhouette d’un homme brun et efflanqué, vêtu d’une houppelande et chaussé de bottes. L’instant d’après, l’illusion avait disparu.

Childermass cligna les yeux.

« Où mes pensées s’égarent-elles ? s’interrogea-t-il, non sans irritation. Et qu’ai-je à parler tout seul ? » Il flottait une odeur de poudre. Un de ses pistolets reposait dans la neige. Quand il la ramassa, l’arme était encore chaude, comme s’il venait de s’en servir. Voilà qui était fort étrange. Il n’eut pas le temps d’être surpris car un bruit attira son regard.

Vinculus se relevait avec des gestes maladroits, saccadés, pareil à une créature nouveau-née qui ne connaît pas encore la destination de ses membres. Il se figea un moment sur place, le corps vacillant et la tête bougeant de côté et d’autre. Puis il ouvrit la bouche et invectiva Childermass. Le son qui sortit de sa bouche n’avait pourtant rien de sonore ; c’était une coquille vide de toute substance.

Sans aucun doute, ce spectacle était le plus étrange auquel il eût été jamais donné à Childermass d’assister : un homme bleu et nu, aux yeux rouges, qui criait silencieusement au beau milieu d’une lande enneigée. La situation était si extraordinaire que, l’espace de quelques instants, il ne sut quel parti prendre. Il se demanda s’il ne devait pas tenter le sort appelé « Restauration de la tranquillité enfuie » de Gilles de Marston, mais, après mûre considération, il eut une meilleure idée. Il sortit le bordeaux que Lucas lui avait donné et le montra à Vinculus. Ce dernier se calma et y attacha ses regards.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient assis côte à côte sur une touffe d’herbes sous l’aubépine et se restauraient de quelques pommes arrosées de vin rouge. Vinculus, qui avait enfilé sa chemise et ses grègues, s’était enroulé dans la couverture de cheval de Brewer. Il s’était remis de sa pendaison avec une surprenante rapidité. Ses yeux étaient toujours injectés de sang, mais moins effrayants à voir que tantôt. Ses paroles, bien qu’enrouées et susceptibles d’être interrompues à tout moment par de violentes crises de toux, étaient compréhensibles.

— On a essayé de te pendre, lui expliqua Childermass. Je ne sais qui ni pourquoi. Par chance, je t’ai trouvé à temps pour trancher la corde.

En prononçant ces mots, il sentit une question insidieuse distraire ses pensées. Intérieurement, il revit Vinculus mort par terre, et une main blanche, maigre, qui le montrait du doigt. Qui était-ce ? Le souvenir lui échappait.

— Alors dis-moi, poursuivit-il, comment un homme devient-il un livre ? Je sais que ton père a reçu ce livre des mains de Robert Findhelm et qu’il devait le remettre à un ermite des monts du Derbyshire.

— Le dernier Anglais à savoir lire les lettres du roi, croassa Vinculus.

— Mais ton père n’a pas transmis le livre. Au lieu de cela, il l’a mangé au cours du championnat de boisson de Sheffield.

Vinculus but une nouvelle rasade à la bouteille, puis s’essuya la bouche du dos de la main.

— Je suis né quatre ans plus tard et les lettres du roi étaient écrites sur mon corps de nouveau-né. À sept ans, je me suis mis en quête de l’ermite des monts du Derbyshire… Le malheureux a vécu juste assez longtemps pour que je puisse le retrouver. La belle nuit que ce fut ! Une nuit étoilée d’été où le Livre du roi et le dernier lecteur des lettres du roi se rencontrèrent pour trinquer ensemble ! Perchés sur la croupe d’une colline, à Bretton, nous contemplions l’Angleterre, et il a lu sur moi les destinées de notre patrie.

— Et c’était là la prophétie que tu as répétée à Strange et à Norrell ?

Vinculus, pris d’une nouvelle quinte de toux, hocha la tête pour acquiescer. Quand il recouvra enfin l’usage de la parole, il ajouta :

— Ainsi qu’à l’esclave sans nom.

— Qui ? demanda Childermass avec un froncement de sourcils. Qui donc ?

— Un heureux mortel. J’avais entre autres tâches celle de témoigner de son histoire. Il a commencé dans la vie en étant esclave. Il deviendra bientôt roi. Son vrai nom lui a été caché à la naissance.

Childermass médita ce récit pendant un instant ou deux.

— Tu parles de John Uskglass ?

Vinculus émit un son d’exaspération.

— Si je parlais de John Uskglass, je le dirais ! Non et non. Il n’est aucunement magicien, c’est un homme comme les autres. – Il réfléchit un moment. – Hormis qu’il est noir, ajouta-t-il.

— Je n’ai jamais entendu parler de lui, déclara Childermass.

Vinculus le regarda avec amusement.

— Bien sûr que non. Vous avez passé toute votre vie dans la poche du magicien de Mayfair. Vous n’en savez pas plus que lui.

— Et alors ? répliqua Childermass, piqué au vif. Ce n’est déjà pas négligeable, si ? Norrell est un esprit éclairé… Et Strange aussi. Ils ont leurs défauts, comme tous les hommes, leurs exploits sont pourtant remarquables. Ne t’y trompe pas. Je suis l’homme de John Uskglass. Ou je le serais, s’il était là. Cependant tu dois convenir que la restauration de la magie anglaise est leur œuvre, pas la sienne.

— Leur œuvre ? se gaussa Vinculus. Vous avez dit leur œuvre ? Ne comprenez-vous donc toujours rien ? Ils sont le sortilège créé par John Uskglass et n’ont jamais été autre chose. Et il le crée en ce moment même !

68

« Oui »

Février 1817

Le point lumineux tremblota dans l’eau du plat d’argent, puis disparut.

— Quoi ? s’écria Strange. Que s’est-il passé ? Vite, monsieur Norrell !

Norrell tapota la surface de l’onde, y traça une nouvelle fois les traits phosphorescents et murmura son incantation. L’eau demeura obscure et immobile.

— Il est parti.

Strange ferma les yeux.

— C’est très bizarre, poursuivit Mr Norrell avec étonnement. Que faisait-il au Yorkshire, selon vous ?

— Oh ! s’exclama Strange. Il est sans doute venu jusqu’ici pour me rendre fou ! – Avec un cri où la rage le disputait à l’apitoiement sur soi, il se lamenta : – Pourquoi refuse-t-il de m’écouter ? Après tout ce que j’ai fait, pourquoi ne daigne-t-il pas me regarder ? Me parler ?

— C’est un vieux magicien, et un vieux roi, répondit brièvement Norrell. Deux natures qui ne s’en laissent pas facilement conter.

— Tous les magiciens aspirent à épater leurs maîtres. Je vous ai bien épaté, vous. Je voulais produire sur lui un effet identique.

— Votre véritable dessein est de libérer Mrs Strange de son enchantement, lui rappela Norrell.

— Oui, oui, c’est juste, concéda Strange avec humeur. Certes. Seulement…

Il n’acheva pas sa phrase.

Il y eut un silence. Puis Norrell, d’un air songeur, reprit :

— Vous parliez de magiciens qui désirent toujours impressionner leurs maîtres. Cela me rappelle un événement qui s’est produit en 1156…

Strange poussa un soupir.

— … Cette année-là, John Uskglass souffrit d’un mal inconnu – cela lui arrivait de temps à autre. Après qu’il se fut rétabli, une fête eut lieu dans son château de Newcastle. Rois et reines apportèrent des présents d’une valeur et d’une splendeur incomparables : or, rubis, ivoire, épices rares. Les magiciens, eux, offrirent des objets magiques : nuées de révélation, arbres chanteurs, clés de portes surnaturelles et ainsi de suite. Chacun s’efforçait de supplanter l’autre. Le roi les remercia tous avec componction. En dernier se présenta le magicien Thomas Godbless. Ses mains étaient vides, il n’avait pas de cadeau. Il releva la tête, puis proféra : « Sire, je vous apporte les arbres et les collines, je vous apporte le vent et la pluie. » Les rois et les reines, les grands seigneurs et les grandes dames de la cour, ainsi que les autres magiciens, furent frappés de stupeur par une telle impudence. Selon eux, en effet, c’était se moquer du monde. Mais, pour la première fois depuis qu’il avait été malade, le roi avait souri.