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Strange médita ces paroles.

— Eh bien, dit-il, je crains d’être du côté des rois et des reines. Je n’y entends rien. D’où tenez-vous ce fabliau ?

— Il est rapporté dans Les Instructions de Belasis. Dans ma jeunesse, j’ai étudié Les Instructions avec une ardeur fervente et j’y ai trouvé ce passage fascinant. J’en ai conclu que Godbless avait, on ne savait comment, convaincu les arbres, les collines et le reste de saluer John Uskglass de manière occulte, de se prosterner devant lui, en quelque sorte. J’étais content d’avoir percé à jour une arcane qui avait résisté à Belasis, mais j’en suis resté là. Pareille magie ne m’était d’aucun usage. Bien des années plus tard, j’ai déniché un sortilège dans Le Langage des oiseaux de Lancaster, lequel l’avait tiré d’un livre plus ancien, aujourd’hui perdu. Il reconnaissait ne pas savoir à quoi celui-ci servait. Pour ma part, je crois que c’est le sort employé par Godbless… Ou, en tout cas, un qui lui est très proche. Si vous avez sérieusement l’intention de dialoguer avec John Uskglass, que penseriez-vous si nous jetions maintenant ce sort ? Et si nous demandions à l’Angleterre de l’accueillir ?

— À quoi cela nous avancerait-il ? s’enquit Strange.

— À quoi cela nous avancerait-il ? À rien. Du moins, à rien directement. Simplement, cela remémorerait à John Uskglass ses liens avec l’Angleterre. Et puis cela montrerait une forme de respect de notre part, ce qui est assurément plus conforme à l’attitude qu’un souverain attend de ses sujets.

Strange leva les épaules.

— Bien, acquiesça-t-il. Je n’ai pas d’autre suggestion. Où est votre exemplaire du Langage des oiseaux ?

Il promena ses regards à la ronde. Tous les livres reposaient à l’endroit où ils étaient tombés après avoir cessé d’être des corbeaux.

— Combien avez-vous de livres ? s’enquit-il.

— Quatre ou cinq mille, répondit Norrell.

Les magiciens se munirent chacun d’une chandelle et commencèrent leur quête.

Le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon suivait à grandes enjambées le chemin clos menant au village de Starecross. Stephen trébuchait à sa suite, sur la route qui les conduisait d’un trépassé à l’autre.

L’Angleterre, en effet, ne lui semblait plus qu’horreurs et misère. Les silhouettes des arbres étaient pareilles à des cris muets. Un paquet de feuilles mortes pendait à une branche et crépitait au vent – c’était Vinculus à son aubépine. Une charogne de lièvre éventrée par un goupil était abandonnée sur le sentier – c’était Lady Pole qui serait bientôt tuée par le gentleman.

Mort après mort, horreur après horreur, et il n’y avait rien que Stephen pût tenter afin de les empêcher.

À Starecross-hall, Lady Pole écrivait furieusement sur le bonheur-du-jour de son boudoir. Le plateau en était jonché de feuilles de papier, toutes couvertes de son écriture.

On frappa. Mr Segundus entra.

— Je vous demande pardon ! dit-il. Puis-je vous poser une question ? Écrivez-vous à Sir Walter ?

Elle secoua la tête.

— Ces lettres sont destinées à Lord Liverpool et au rédacteur en chef du Times !

— Vraiment ? s’étonna Mr Segundus. Eh bien, le fait est que je viens de terminer une missive de ma composition – à l’attention de Sir Walter – mais rien, j’en suis sûr, ne le ravirait davantage qu’une ligne ou deux de la main de Madame, lui assurant que vous allez bien et que vous êtes désensorcelée.

— Votre lettre y pourvoira. Pardonnez-moi, monsieur Segundus, mais, tant que Mrs Strange et ce pauvre Stephen seront au pouvoir de ce mauvais génie, je ne puis songer à rien d’autre ! Vous devez expédier ces missives sans tarder ! Et quand ce sera fait, j’écrirai à l’archevêque de Canterbury et au Prince régent !

— Vous ne pensez pas, peut-être, que Sir Walter est la personne convenable à qui s’adresser pour des gentlemen aussi exaltés ? Certes… ?

— Non, assurément pas ! le coupa-t-elle, toute indignation. Je n’aurais pas idée de demander à des gens de me rendre des services dont je puis me charger personnellement. Je n’ai aucunement l’intention, en l’espace d’une heure, de passer de la faiblesse de l’enchantement à une autre sorte de faiblesse ! En outre, Sir Walter ne saura pas la moitié aussi bien que moi expliquer la véritable atrocité des crimes de Mr Norrell !

À cet instant, une autre personne pénétra dans la pièce – le valet de chambre de Mr Segundus, Charles. Ce dernier venait informer son maître qu’il se passait quelque chose de très étrange au village. Le grand homme noir – le personnage qui, à l’origine, avait conduit Madame à Starecross – était réapparu avec un diadème d’argent sur la tête, accompagné d’un gentleman aux cheveux fins comme du duvet de chardon, portant un habit vert vif.

— Stephen ! Stephen et l’enchanteur ! s’écria Lady Pole. Vite, monsieur Segundus ! Rassemblez tous vos pouvoirs ! Nous comptons sur vous pour le vaincre ! Vous devez libérer Stephen comme vous m’avez libérée !

— Vaincre une fée ! s’exclama Mr Segundus d’un ton horrifié. Ah, non ! Je ne pourrais jamais… Cela exigerait les talents d’un bien meilleur magicien…

— Sottise ! protesta-t-elle, les yeux étincelants. N’oubliez pas ce que Childermass vous a dit. Vos années d’études vous y ont préparé ! Vous n’avez qu’à tenter votre chance !

— Je ne sais pas…, commença-t-il faiblement.

Peu importait ce qu’il savait ou pas. Dès qu’elle eut fini de parler, elle s’enfuit de la pièce. Et, comme il s’estimait tenu de la protéger, il fut contraint de lui courir après.

À l’abbaye de Hurtfew, les deux magiciens avaient remis la main sur Le Langage des oiseaux ; celui-ci était ouvert sur le pupitre, à la page où le sortilège féerique était reproduit. Restait le problème de trouver un nom pour John Uskglass. Norrell, accroupi au-dessus de son plat d’argent, expérimentait ses sorts de localisation. Il avait déjà épuisé tous les titres et patronymes qu’ils avaient pu trouver, sans qu’aucun de ses charmes en eût reconnu un seul. L’eau du plat d’argent demeurait sombre et trouble.

— Et son nom de fée ? suggéra Strange.

— Il s’est perdu, répondit Norrell.

— Avons-nous déjà essayé le Roi du Nord ?

— Oui.

— Oh ! – Strange réfléchit un moment, puis dit : – Quelle était cette drôle d’appellation que vous avez citée ? Le qualificatif qu’il se donnait à lui-même, d’après vous ? Le quelque chose sans nom…

— L’esclave sans nom.

— Oui, essayez cela.

Norrell semblait dubitatif. Il n’en jeta pas moins le sort au nom de « l’esclave sans nom ». Instantanément, un atome de lumière bleuâtre apparut. Le magicien continua ses manipulations et l’esclave sans nom se révéla être au Yorkshire… À peu près à l’endroit où John Uskglass était apparu auparavant.