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— Là ! s’exclama Strange d’un ton triomphal. Toutes nos inquiétudes étaient sans objet. Il est toujours là.

— Je ne crois pas que ce soit la même personne, l’interrompit Norrell. Il y a une légère différence.

— Monsieur Norrell, épargnez-moi vos lubies, je vous en prie ! Qui d’autre cela pourrait-il bien être ? Combien peut-il y avoir d’esclaves sans nom au Yorkshire ?

La question était si raisonnable que Mr Norrell ne souleva plus d’objection.

— À présent, la magie, reprit Strange, qui s’empara du livre et entreprit de réciter la formule.

Et de s’adresser aux arbres d’Angleterre, aux collines d’Angleterre, au soleil, à l’eau, à la gent ailée, à la terre et aux pierres. Il les exhorta, les uns après les autres, à se confier aux mains de l’esclave sans nom.

Stephen et le gentleman atteignirent le pont de charge menant à Starecross. Le village était paisible : on ne voyait presque personne. Sous un porche, une jeune fille dans une robe d’indienne et un châle de laine transvasait du lait de ses seaux en bois dans des cuves à fromage. Un homme portant guêtres et chapeau à larges bords descendait un chemin longeant la maison, un chien trottant à son côté. Quand tous deux tournèrent le coin, la jeune fille et l’homme se sourirent mutuellement et l’animal aboya de joie. Ce genre de tableau à la simplicité toute domestique eût, d’ordinaire, enchanté Stephen, mais dans les dispositions qui étaient alors les siennes il ne put que frémir ; si le nouvel arrivant avait tendu le bras pour frapper la demoiselle – ou l’étrangler – il n’eût guère été surpris.

Le gentleman était déjà sur le pont. Stephen lui emboîta le pas et…

… et tout changea. Le soleil, sortant de derrière un nuage, darda entre les arbres dénudés ; des centaines de petites mouchetures de lumière apparurent. Le monde devint une espèce de casse-tête ou de labyrinthe, rappelant la superstition qui veut qu’on ne doit pas marcher sur les lignes de séparation entre les dalles… Ou encore l’étrange magie appelée les Palets de Doncaster, qui se pratique sur une sorte d’échiquier. Soudain tout prenait sens. Stephen osait à peine avancer d’un pas. S’il le faisait – si, par exemple, il posait le pied sur CETTE ombre ou CETTE tache lumineuse –, alors le monde pourrait en être changé à jamais.

« Attendez ! songea-t-il fébrilement. Je ne suis pas prêt à cela ! Je n’ai pas réfléchi, je ne sais que faire ! »

Trop tard. Stephen leva les yeux.

Les branches dénudées formaient des signes sur le ciel et, sans le vouloir, il savait les lire. Il vit que les arbres lui posaient une question.

— Oui, leur répondit-il.

Leur âge et leur savoir étaient siens.

Au-delà des arbres se dressait une cime enneigée, tel un trait qui barrait le ciel. Son ombre était bleutée sur la neige de ses pentes. Elles symbolisait toutes sortes de froidures et d’épreuves. Elle salua en Stephen le roi qui lui manquait depuis longtemps ; sur un mot de lui, elle s’éboulerait et écraserait ses ennemis. Elle posa une question à Stephen.

— Oui.

Sa hauteur et sa force étaient siennes.

Le ru noir sous le pont gazouilla sa question.

— Oui.

La terre dit…

— Oui.

Les freux, les pies et les grives dirent…

— Oui.

Les pierres dirent…

— Oui. Oui, oui, oui.

Toute l’Angleterre tenait à présent sur sa paume noire. Tous les Anglais étaient à sa merci. Dès lors chaque insulte pouvait être lavée, chacune des brimades subies par sa pauvre mère rachetée au centuple. L’Angleterre entière pouvait être dévastée dans l’instant. Il avait le pouvoir de précipiter les maisons sur la tête de leurs occupants, le pouvoir d’ordonner aux montagnes de s’écrouler et aux vallées de refermer leurs lèvres. Il avait le pouvoir d’invoquer les centaures, d’éteindre les étoiles, de masquer la lune dans le ciel. À présent, à présent, à présent…

À présent Lady Pole et Mr Segundus accouraient du manoir sous le pâle soleil hivernal. Lady Pole regarda le gentleman avec des yeux flamboyants de haine. Le pauvre Mr Segundus était confus et consterné.

Le gentleman se tourna vers Stephen et lui adressa quelques mots qu’il n’entendit pas. Les monts et les arbres parlaient trop fort. Mais il murmura :

— Oui.

Le gentleman, avec un rire folâtre, leva ses mains pour jeter ses sortilèges sur Lady Pole.

Stephen ferma les yeux. Il prononça une parole à l’intention des pierres du pont.

Oui, dirent les pierres. Le pont se cabra tel un cheval emballé et précipita le gentleman dans le ru.

Stephen prononça ensuite une parole au ru.

Oui, dit le ru. Ses eaux étreignirent le gentleman d’une poigne de fer et l’emportèrent très vite.

Stephen avait conscience que Lady Pole lui parlait, qu’elle tentait de lui saisir le bras ; il voyait la figure pâle de stupeur de Mr Segundus, il voyait bien qu’il disait quelques mots, mais n’avait pas le temps de leur répondre. Qui savait combien de temps le monde allait consentir à lui obéir ? Il sauta du haut du pont et courut sur la berge.

Les arbres le saluaient sur son passage ; ils bruissaient d’anciennes alliances et lui rappelaient des temps révolus. Le soleil l’appelait « Sire » et exprimait son plaisir de le trouver là. Il n’avait pas le temps de leur expliquer qu’il n’était pas celui qu’ils croyaient.

Il parvint en un lieu où les berges s’élevaient en pente raide de part et d’autre du ru – une combe profonde de la lande, d’où l’on extrayait les meules de moulin. Les alentours des versants de la combe étaient jonchés de grosses pierres rondes, taillées, dont chacune mesurait la moitié d’un homme.

La surface du ruisseau fumait et bouillonnait à l’endroit où le gentleman était maintenu prisonnier. Stephen s’agenouilla sur une pierre plate, puis se pencha au-dessus de l’eau.

— Je suis désolé, dit-il. Vous ne pensiez pas à mal, j’en suis sûr.

Les mèches de cheveux du gentleman flottaient, tels des serpents argentés dans le flot sombre. Sa tête était terrible à voir. Sous l’effet de la fureur et de la haine, il se mit à perdre toute ressemblance avec l’humanité : ses yeux s’écartèrent davantage, un duvet recouvrit son visage et ses lèvres se retroussèrent férocement sur ses dents.

Une voix intérieure résonna en Stephen : « Si vous me tuez, vous ne connaîtrez jamais votre nom ! »

— Je suis l’esclave sans nom, clama Stephen. Je n’ai jamais été autre chose et aujourd’hui j’en suis content.

Et de prononcer une parole à l’intention des meules de moulin, qui s’envolèrent dans le ciel et se jetèrent sur le gentleman. Et de parler aux galets et aux rochers, qui les imitèrent. Le gentleman était d’un âge immémorial et très robuste. Longtemps après que ses os et sa chair eurent dû être réduits en miettes, Stephen sentait encore ce qui restait lui résister pour se reconstituer par magie. Alors Stephen s’adressa aux escarpements caillouteux de la combe en demandant leur aide. La terre et la roche s’éboulèrent ; elles s’entassèrent sur les meules de moulin et les blocs de rocher jusqu’à ce qu’il se dressât à leur place un monticule aussi haut que les pentes de la combe.

Depuis des années, Stephen avait le sentiment qu’un panneau de verre gris et sale le séparait du monde ; à l’instant précis où la dernière étincelle de vie du gentleman s’éteignait, le verre se brisait. Stephen demeura un instant immobile, le souffle coupé.