Mais ses alliés et ses serviteurs avaient des doutes. Une question hantait les esprits des monts et des arbres. Ceux-ci commençaient à comprendre qu’il n’était pas celui pour lequel ils l’avaient pris. Que toute cette gloire n’était que d’emprunt.
Il les sentit se retirer un à un. Au moment où le dernier l’abandonna, il tomba à terre, vide et privé de l’usage de ses sens.
À Padoue, les Greysteel, qui avaient déjà pris leur petit-déjeuner, étaient tous réunis au petit salon du premier étage. Ce matin-là, ils n’étaient pas au mieux de leur humeur. Une querelle les avait divisés. Le Dr Greysteel avait contracté l’habitude de fumer une pipe à la maison, fantaisie à laquelle Flora et la tante Greysteel étaient vivement opposées. La tante avait tenté de l’en dissuader, mais le bon docteur s’était révélé obstiné. Fumer la pipe était un passe-temps qu’il appréciait tout particulièrement, et il estimait qu’on lui devait bien une ou deux douceurs pour compenser leur absence de sorties. La tante Greysteel déclara qu’il devait aller fumer sa pipe dehors. Le docteur répondit qu’il ne pouvait pas puisqu’il pleuvait. Il était difficile de fumer sa pipe sous la pluie : la pluie rendait le tabac humide.
Il fumait donc sa pipe et la tante Greysteel toussotait ; Flora, prête à endosser tous les torts, leur jetait un regard de temps à autre, d’un air malheureux. Les choses en étaient là depuis près d’une heure quand le Dr Greysteel leva les yeux par hasard et s’exclama avec stupéfaction :
— Ma tête est devenue noire ! Complètement noire !
— Enfin, qu’espériez-vous donc en fumant la pipe ? répliqua sa sœur.
— Papa, se récria Flora avec inquiétude, posant son ouvrage, qu’entendez-vous par là ?
Le Dr Greysteel fixait le miroir – celui qui était apparu si mystérieusement quand il avait fait nuit en plein jour et que Strange était arrivé à Padoue. Flora alla se planter derrière son fauteuil afin de voir ce qu’il voyait. Son exclamation de surprise incita sa tante à venir la rejoindre.
Là où, dans le reflet, aurait dû se trouver la tête du Dr Greysteel, une tache sombre bougeait et changeait de forme. La tache grossit jusqu’à ressembler peu à peu à une silhouette qui dévalait un vaste couloir dans leur direction. La silhouette se rapprocha et ils virent que c’était une femme. Elle regarda plusieurs fois en arrière en courant, comme par peur d’être poursuivie.
— Qu’est-ce qui a pu l’effrayer pour la faire courir ainsi ? s’étonna la tante Greysteel. Lancelot, n’apercevez-vous rien ? La pourchasse-t-on ? Oh, la pauvre demoiselle ! Lancelot, n’y pouvez-vous donc rien ?
Le Dr Greysteel se dirigea vers le miroir, plaqua sa main dessus et poussa, mais la surface en était aussi dure et aussi lisse que les miroirs le sont d’habitude. Il hésita un instant, débattant intérieurement s’il devait tenter une approche plus violente.
— Prenez garde, papa ! cria Flora, en alarme. Il ne faut pas le briser !
Dans le miroir, la femme vint plus près encore. Un instant, elle se tint juste derrière, et ils distinguèrent les délicates broderies et garnitures de perles de sa longue robe, puis elle escalada le cadre comme on fait d’un escabeau. La surface de la glace se ramollit et prit la consistance d’un nuage ou d’une vapeur. En hâte, Flora poussa un siège contre le mur afin que la dame pût descendre plus facilement. Trois paires de mains se levèrent pour la rattraper, l’arracher à ce qui l’avait tant effrayée.
Âgée peut-être de trente ou trente-deux ans, elle était hors d’haleine ; et sa toilette, d’un coloris automnal, un brin en désordre en raison de sa course. D’un regard égaré, elle embrassa la pièce inconnue, les visages tout aussi inconnus, l’aspect étranger de toutes choses.
— Est-on au royaume des fées ? s’enquit-elle.
— Non, madame, répondit Flora.
— Est-on en Angleterre ?
— Non plus, madame. – Les larmes se mirent à couler sur le visage de Flora, qui pressa une main contre son sein pour se calmer. – On est à Padoue, en Italie. Je m’appelle Flora Greysteel. Mon nom doit vous être totalement inconnu, cependant je vous attendais à la requête de votre époux. Je lui ai promis de vous rencontrer ici.
— Jonathan serait ici ?
— Non, madame.
— Vous êtes Arabella Strange, dit le Dr Greysteel avec stupeur.
— Oui, acquiesça-t-elle.
— Oh, ma chérie ! s’exclama la tante Greysteel, une main volant à sa bouche pour la cacher, et l’autre à son cœur. Oh, ma chérie ! – Les deux mains voltigèrent autour du visage et des épaules d’Arabella. – Oh, ma chérie ! s’exclama-t-elle pour la troisième fois, avant d’éclater en larmes et de prendre Arabella dans ses bras.
Stephen se réveilla. Il était étendu sur la terre gelée, au fond d’une combe encaissée. Le soleil était parti. Il faisait gris et froid. La combe était obstruée par un grand mur de meules de pierre, de rochers et de terre : un mystérieux tumulus. Le mur avait coupé le ruisseau, mais un filet d’eau suintait encore et se répandait désormais sur le sol. La couronne, le sceptre et l’orbe de Stephen s’éparpillaient un peu plus loin, dans des flaques sales. Avec des gestes las, il se releva.
Au loin il entendit crier : « Stephen ! Stephen ! » Il crut que c’était Lady Pole.
— J’ai renié le nom hérité de ma captivité, déclara-t-il. Plus jamais ce nom-là !
Il ramassa la couronne, le sceptre et l’orbe, puis se mit en marche.
Il ne savait pas où ses pas le conduisaient. Il avait tué le gentleman, après avoir laissé celui-ci tuer Vinculus. Il ne pourrait jamais rentrer à la maison… S’il avait eu une maison. Que diraient un juge et un jury anglais à un homme noir coupable d’un double meurtre ? Stephen en avait fini avec l’Angleterre comme l’Angleterre en avait fini avec Stephen. Il poursuivit son chemin.
Quelque temps après, le paysage ne lui parut plus aussi anglais qu’auparavant. Les arbres qui le cernaient à présent étaient aussi immenses que séculaires, leurs rameaux deux fois gros comme un corps d’homme et recourbés suivant des formes étranges et fantastiques. Bien qu’on fût en hiver et que les églantiers fussent dénudés, quelques roses fleurissaient encore, rouge sang ou blanches comme neige.
L’Angleterre était derrière lui. Il ne la regrettait pas, il ne se retourna pas et poursuivit son chemin.
Il arriva au pied d’une longue colline basse, présentant une ouverture en son milieu. Si celle-ci évoquait plus une bouche qu’une porte, son aspect n’avait rien de sinistre. Là, juste à l’entrée, quelqu’un l’attendait. « Je connais ce lieu, songea-t-il. C’est le manoir des Illusions-perdues ! Comment est-ce possible ? »
Le manoir n’était pas seulement devenu une colline, tout semblait avoir subi une révolution. Le bois était soudain habité d’un esprit de fraîcheur, d’innocence. Les futaies ne menaçaient plus le voyageur. Entre leurs branches scintillait un ciel d’hiver serein, du bleu le plus froid. Ici et là brillait le pur éclat d’une étoile – bien que Stephen eût oublié s’il s’agissait des astres du matin ou du soir. Il se retourna, cherchant des yeux les antiques ossements et l’armure rouillée, ces emblèmes effroyables de la nature sanguinaire du gentleman. À sa grande surprise, il s’aperçut qu’ils étaient partout : sous ses pieds, cachés dans des creux de racines d’arbre, enchevêtrés dans les églantiers et les ronces. Ces reliques se trouvaient toutefois dans un état de dégradation bien plus avancée que dans son souvenir : moussues, piquées de rouille et tombant en poussière. Dans peu de temps il n’en subsisterait plus rien.
Le personnage à l’entrée de l’abri lui était familier ; il avait souvent participé aux bals et aux processions des Illusions-perdues. Lui aussi avait changé, ses traits étaient devenus plus féeriques, ses yeux plus étincelants, ses sourcils plus extraordinaires. Ses cheveux étaient bouclés comme la toison d’un petit agneau ou de jeunes fougères au printemps, et son visage était couvert d’un léger duvet. Il avait l’air à la fois plus vieux et plus innocent.