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— Bienvenue ! cria-t-il.

— Est-ce vraiment Illusions-perdues ? demanda l’être qui avait jadis été Stephen Black.

— Oui, grand-père.

— Je ne comprends pas. Illusions-perdues était un beau manoir. Or voilà… – L’être qui avait jadis été Stephen Black hésita. – Je n’ai pas de mot pour cette chose…

— C’est un brugh, grand-père ! Le monde qui est sous la colline. Illusions-perdues se transforme ! Le vieux roi est mort. Le nouveau roi arrive ! Et, à son approche, le monde oublie son chagrin. Les péchés du vieux monarque se dissipent comme la brume matinale ! Le monde endosse la personnalité du nouveau. Ses vertus emplissent les bois et le monde !

— Le nouveau roi ?

L’être qui avait jadis été Stephen Black contempla ses mains. Dans l’une était le sceptre, dans l’autre l’orbe.

Le garçon-fée lui sourit, se demandant apparemment la raison de cette surprise.

— Les bouleversements que vous avez apportés ici dépassent de loin tout ce que vous avez pu réaliser en Angleterre.

Traversant l’entrée, ils débouchèrent dans une grande salle. Le nouveau roi prit place sur un antique trône. Toute une foule vint s’assembler autour de lui. Certains visages ne lui étaient pas inconnus, d’autres si, cependant il avait dans l’idée que c’était parce qu’il ne les avait jamais vus auparavant sous leur véritable jour. Il garda le silence un long moment.

— Cette demeure, leur dit-il enfin, est sale et en désordre. Ses habitants ont perdu leurs jours en vains plaisirs et en célébrations des cruautés passées, qui ne devraient jamais être commémorées, et encore moins célébrées. Toutes ces erreurs, je les corrigerai le moment venu[227].

Dès l’instant où le sort produisit ses effets, un grand vent souffla d’un bout à l’autre de l’abbaye. Des portes claquèrent dans les Ténèbres ; des rideaux noirs se gonflèrent dans des salons tout aussi noirs ; des papiers noirs s’envolèrent de tables également noires pour voltiger en tous sens. Une cloche – décrochée autrefois de l’ancienne abbaye et oubliée depuis – tintait follement dans un clocheton au-dessus des écuries.

Des visions s’encadrèrent dans les miroirs et les verres d’horloge de la bibliothèque. Le vent ouvrit les rideaux, et des visions apparurent aussi aux fenêtres. Elles se succédaient en rangs serrés, presque trop rapides pour qu’on pût les comprendre. Mr Norrell en discerna certaines qui lui étaient familières : la branche de houx cassée dans sa bibliothèque de Hanover-square, un corbeau volant devant la cathédrale Saint Paul et incarnant fugitivement le Corbeau-en-vol, le grand lit noir de l’auberge de Wansford. D’autres lui étaient inconnues : une aubépine, un homme crucifié sur un fourré, un muret de pierres sèches dans une étroite vallée, une fiole débouchée flottant au gré de la vague…

Puis toutes les visions disparurent, hormis une seule. Elle avait beau occuper une des hautes croisées de la bibliothèque, Mr Norrell n’eût su dire ce qu’elle représentait. Cela ressemblait à une grosse pierre noire, parfaitement ronde, d’un éclat, d’un lustre quasi impossibles, sertie dans un fin anneau de roche granuleuse et montée sur ce qui avait l’air d’être un versant noir. Mr Norrell songea à un versant de colline à cause de certaines similitudes avec une lande dont la bruyère est brûlée et carbonisée – sauf que ce versant-ci n’avait pas le noir du brûlé, plutôt celui de la soie mouillée ou du cuir ciré. Tout à coup la pierre bougea ou pivota ; presque trop rapide pour être perceptible, son mouvement laissa à Mr Norrell l’impression nauséeuse qu’elle avait cligné.

Le vent tomba. La cloche au-dessus des écuries cessa de tinter.

C’était fini. Mr Norrell poussa un long soupir de soulagement. Strange, debout les bras croisés, fixait le sol, absorbé dans ses pensées.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Mr Norrell. Le dernier élément était de loin le pire. Sur le moment, j’ai cru que c’était un œil.

— C’était bien un œil, confirma Strange.

— À qui pouvait-il appartenir ? À une horreur ou à un monstre, je présume ! Des plus troublants !

— C’était monstrueux en effet, acquiesça Strange. Mais pas tout à fait comme vous l’imaginez. C’était un œil de corbeau.

— Un œil de corbeau ! Mais il occupait toute la croisée !

— Oui. Soit le corbeau était géant, soit…

— Soit ? chevrota Mr Norrell.

Strange eut un rire bref et sans gaieté.

— Soit nous étions ridiculement petits ! Charmant, n’est-ce pas ? de se voir tels que les autres vous voient ? J’ai dit que je voulais que John Uskglass me regarde et il l’a fait un instant, je crois. Ou, au moins, un de ses lieutenants. Et, l’espace de cet instant, vous et moi étions plus petits qu’un œil de corbeau, et sans doute aussi négligeables. À propos de John Uskglass, je ne pense pas que nous sachions où il se cache !

Mr Norrell s’installa devant son plat d’argent et se mit à l’ouvrage. Au bout de cinq minutes d’un patient labeur, il déclara :

— Monsieur Strange, je n’aperçois plus aucune trace de John Uskglass, absolument aucune ! J’ai cherché Lady Pole et Mrs Strange. La première est dans le Yorkshire, et la seconde en Italie. Il n’y a pas l’ombre de leur présence au royaume des fées. Toutes les deux sont désensorcelées !

Il s’écoula un silence. Strange se détourna avec brusquerie.

— C’est par trop bizarre, continua Mr Norrell d’une voix où perçait l’étonnement. Nous avons réalisé tout ce qui entrait dans nos intentions. Mais comment ? je n’ai pas la prétention de le savoir. Je ne puis que supposer que John Uskglass a simplement vu ce qui clochait et a fait un geste pour redresser la situation ! Par malheur, son obligeance n’est pas allée jusqu’à nous délivrer des Ténèbres. Ce problème demeure.

Mr Norrell marqua une pause. Alors telle était sa destinée ! Une destinée pleine de peurs, d’horreur et de désolation ! Durant quelques instants, il resta patiemment assis, s’attendant à devenir la proie de l’une de ces terribles émotions ou de toutes à la fois, mais fut obligé de reconnaître qu’il n’en éprouvait aucune. Au fond, seules lui parurent remarquables les longues années passées à Londres, loin de sa bibliothèque, aux ordres des ministres et des animaux. Il se demandait comment il l’avait supporté.

— Je suis content de ne pas avoir reconnu l’œil du corbeau, reprit-il avec gaieté, sinon je crois que j’eusse été épouvanté !

— Certes, monsieur, approuva Strange d’une voix rauque. Là, vous avez eu de la chance ! Pour ma part, me voilà guéri de mon désir d’être regardé, je crois ! Dorénavant John Uskglass est libre de m’ignorer aussi longtemps qu’il lui plaît.

— Ah, oui alors ! renchérit Mr Norrell. Vous savez, monsieur Strange, vous devriez vraiment essayer de perdre votre manie de désirer des choses. Ce penchant est dangereux chez un magicien.

Et de se lancer dans un long et fastidieux récit sur un magicien du Lancashire du XIVe siècle qui avait souvent nourri des désirs oiseux et avait suscité ainsi une suite incessante d’embarras dans le village où il habitait, transformant accidentellement les vaches en nuées et les poêlons en navires, ou faisant s’exprimer les villageois par des couleurs plutôt que par des mots… Et d’autres signes de chaos magique dans ce genre.

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227

Un nombre étonnant de rois et de reines du royaume des fées ont été humains. John Uskglass, Stephen Black et Alessandro Simonelli en sont déjà trois. Les fées sont en général irrémédiablement indolentes. Bien qu’elles affectionnent les plus hautes dignités, les honneurs et les richesses, elles détestent le dur labeur du gouvernement.