— Mon cher monsieur Norrell, déclara Mr Drawlight, je crois que je commence à vous entendre. Et je dois reconnaître que je trouve l’idée excellente ! Vous avez en tête un grand acte de magie, un témoignage de vos extraordinaires pouvoirs ! Tenez, monsieur ! Si vous deviez réussir, tous les Wintertowne et les Pole d’Angleterre se presseraient sur votre seuil pour avoir le privilège de faire la connaissance du merveilleux Mr Norrell !
— Et s’il devait échouer, observa sèchement Mr Lascelles, tous les autres citoyens d’Angleterre fermeraient leur porte à un Mr Norrell de triste notoriété.
— Mon cher Lascelles, s’écria Mr Drawlight, quelles inepties vous dites ! Je vous en fiche mon billet, il n’y a rien au monde de plus facile que d’expliquer un échec. Au fond, c’est ce à quoi nous nous employons tous en permanence.
Mr Lascelles protesta que cela ne se tenait pas, et ils commençaient à se chamailler sur le sujet quand un cri angoissé jaillit des lèvres de leur ami, Mr Norrell.
— Oh, mon Dieu ! Que dois-je faire ? Que dois-je faire ? J’ai travaillé dur tous ces mois pour rendre ma profession convenable aux yeux des hommes et ils me méprisent toujours ! Monsieur Lascelles, vous qui connaissez la société, dites-moi…
— Hélas, monsieur, l’interrompit Mr Lascelles, je mets un point d’honneur à ne jamais donner de conseil à personne.
Et de retourner à son journal.
— Mon cher monsieur Norrell ! reprit Mr Drawlight, qui n’avait pas attendu qu’on lui demandât son opinion. Une telle occasion est peu susceptible de se représenter… – Argument puissant qui tira un profond soupir de la poitrine de Mr Norrell. – Je ne pense pas pouvoir me le pardonner si je vous laissais la manquer. D’une pierre, vous nous rendez cette douce jeune femme (dont personne ne peut apprendre la mort sans verser de larmes), vous redorez le blason d’un homme de mérite ET vous restaurez le pouvoir de la magie dans ce royaume pour les générations à venir ! Une fois que vous aurez prouvé la vertu de votre art – son utilité et ainsi de suite –, qui pourra refuser aux magiciens la vénération et les louanges qui leur sont dues ? Ils seront respectés tout autant que les amiraux, beaucoup plus que les généraux et sans doute autant que les archevêques et les grands chanceliers d’Angleterre ! Je ne serais point surpris que Sa Majesté institue immédiatement une opportune hiérarchie de rangs, avec magiciens ordinaires, magiciens autorisés, magiciens non rémunérés et toutes sortes de distinguos. Et vous, monsieur Norrell, au sommet comme archimagicien ! Tout cela d’une seule pierre, monsieur ! D’une seule pierre !
Drawlight était ravi de son discours. Lascelles, froissant son journal dans son irritation, avait visiblement beaucoup d’arguments à opposer à Drawlight ; il s’était toutefois privé du pouvoir d’en formuler un seul en déclarant qu’il ne donnait jamais de conseils.
— Il n’existe guère de formule magique plus dangereuse ! proféra Mr Norrell dans une sorte de chuchotement horrifié. Dangereuse pour le magicien comme pour le sujet.
— Eh bien, monsieur, répondit raisonnablement Drawlight, je suppose que vous êtes le meilleur juge pour le danger qui vous concerne. Quant au sujet, comme vous l’appelez, il est mort. Que peut-il lui advenir de pire ?
Drawlight attendait une réponse à sa pertinente question, mais Mr Norrell ne lui en apporta aucune.
— À présent je dois sonner pour la voiture, déclara Drawlight, joignant le geste à la parole. Je dois me rendre sur-le-champ à Brunswick-square. N’ayez crainte, monsieur Norrell, j’ai bon espoir que nos propositions rencontreront l’assentiment de tous les partis. Je serai de retour dans l’heure.
Après que Drawlight se fut retiré avec empressement, Mr Norrell resta assis environ un quart d’heure, à regarder simplement dans le vide, et bien que Lascelles ne crût pas dans la magie que Mr Norrell parlait de réaliser (ni, par conséquent, dans les périls que Mr Norrell parlait aussi d’affronter), il était content de ne pas voir ce que son hôte semblait contempler.
Enfin Mr Norrell se leva, prit en hâte cinq ou six livres sur les rayons et les ouvrit, sans doute pour rechercher les passages remplis de consignes à l’intention des magiciens souhaitant réveiller les demoiselles mortes. Cela l’occupa jusqu’à ce que trois autres quarts d’heure se fussent écoulés, quand un léger remue-ménage se fit entendre à l’extérieur de la bibliothèque. La voix de Mr Drawlight le précéda dans la pièce.
— … la plus grande faveur au monde ! Je suis votre obligé… – Mr Drawlight franchit la porte de la bibliothèque d’un pas dansant, le visage réduit à un seul et immense sourire. – Tout va bien, monsieur ! Sir Walter a bien résisté un peu au début, mais tout va bien ! Il m’a prié de vous transmettre sa gratitude pour votre aimable attention, sans croire toutefois qu’elle pût être d’une quelconque utilité. J’ai précisé que, s’il redoutait que la chose s’ébruitât, alors il n’avait rien à craindre, car nous ne souhaitions aucunement le voir dans l’embarras, que l’unique désir de Mr Norrell était de le servir… et que Lascelles et moi étions la discrétion personnifiée. Il a protesté que cela lui importait peu, le public se gaussant toujours d’un ministre. Simplement il préférait qu’on laissât dormir Miss Wintertowne, ce qu’il croyait plus respectueux de son état présent. « Mon cher sir Walter ! me suis-je récrié, comment pouvez-vous parler ainsi ? Vous ne pouvez pas soutenir qu’une riche et belle demoiselle aurait quitté joyeusement cette vie la veille de ses noces, alors que vous deviez être l’heureux époux ! Oh, Sir Walter… ! ai-je insisté, vous pouvez ne pas croire dans la magie de Mr Norrell, néanmoins quel mal y a-t-il à essayer ? » Proposition dont la matrone a vu immédiatement le bon sens et qui l’a poussée à ajouter ses arguments aux miens ; puis elle m’a parlé d’un magicien qu’elle avait connu dans son enfance, personnage très talentueux et ami dévoué de la famille, qui avait prolongé la vie de sa sœur de plusieurs années au-delà de toute attente. Croyez-moi, monsieur Norrell, rien ne saurait exprimer la reconnaissance que Mrs Wintertowne éprouve devant votre bonté et elle vous prie de venir immédiatement – Sir Walter lui-même admet qu’il ne voit aucune raison de retarder votre visite –, aussi ai-je ordonné à Davey d’attendre à la porte et de ne s’éloigner sous aucun prétexte. Oh ! Monsieur Norrell, cela doit être une nuit de réconciliation ! Tous les malentendus, toutes les malheureuses interprétations qui ont pu découler d’un ou deux mots mal choisis, tout, absolument tout doit être balayé ! Comme dans une pièce de Shakespeare !
On alla chercher le pardessus de Mr Norrell et il monta en voiture. À l’air de surprise qui se peignit sur ses traits quand les portes de la voiture se rouvrirent, et que Mr Drawlight sauta à l’intérieur d’un côté, et Mr Lascelles de l’autre, je suis tentée de croire qu’il n’avait pas eu l’intention, à l’origine, que ces gentlemen l’accompagnassent à Brunswick-square.
Lascelles s’était jeté dans la voiture en s’étranglant de rire, répétant qu’il n’avait de sa vie rien entendu d’aussi ridicule, et comparant leur course par les rues de Londres dans la voiture de Mr Norrell aux anciens fabliaux français et italiens, dans lesquels des simples d’esprit montent dans des seaux à lait pour aller pêcher le reflet de la lune au fond d’un étang – propos qui eussent pu offenser Mr Norrell si ce dernier avait été d’humeur à les écouter.
À leur arrivée à Brunswick-square, ils trouvèrent une petite foule rassemblée sur le perron. Deux hommes se précipitèrent pour saisir les chevaux par la bride, et la clarté de la lampe à pétrole accrochée au-dessus du perron montra que la foule en question était constituée d’une douzaine de domestiques de Mrs Wintertowne, tous à l’affût du magicien qui devait ramener à la vie leur jeune maîtresse. La nature humaine étant ce qu’elle est, il est fort probable qu’il devait bien y avoir parmi eux quelques-uns qui étaient simplement curieux de voir à quoi un tel personnage pouvait ressembler. Sur leurs pâles physionomies, cependant, beaucoup montraient des signes qu’ils avaient pleuré ; ceux-là étaient, selon moi, poussés par un sentiment plus noble à veiller silencieusement en pleine nuit dans la rue glaciale.