Au début, Strange lui répondait à peine, et ses remarques étaient fortuites et décousues. Puis, peu à peu il sembla écouter plus attentivement, et il retrouva sa façon de parler habituelle.
Mr Norrell avait moult talents, mais la pénétration du cœur des hommes et des femmes n’était pas son fort. Strange n’évoqua pas la restitution de son épouse, aussi Mr Norrell se figurait-il que ces événements n’avaient pas dû le toucher très profondément.
69
Strangistes et norrellistes
Childermass chevauchait et Vinculus marchait à son côté. Tout autour d’eux courait la vaste étendue de lande enneigée, semblable, avec ses différentes buttes et montagnes, à un immense édredon. Cette image avait dû traverser l’esprit de Vinculus, car il décrivait par le menu le lit et les oreillers moelleux où il avait l’intention de dormir ce soir-là, ainsi que le copieux souper qu’il se disposait à engloutir avant de se retirer. Il espérait que son compagnon paierait ces douceurs, cela ne faisait aucun doute, et il n’eût guère été surprenant que ce dernier eût à redire à ce sujet, cependant Childermass ne desserrait pas les dents. Toutes ses pensées étaient occupées par le problème de savoir s’il devait ou non montrer Vinculus à Strange et à Norrell. Assurément, personne, en Angleterre, n’était mieux qualifié pour examiner Vinculus ; d’un autre côté, Childermass ne pouvait pas prédire la réaction des magiciens face à un homme qui était aussi un livre. Il se gratta la joue, marquée d’une fine cicatrice bien refermée, simple trait argenté sur son visage bistré.
Vinculus, qui s’était arrêté de parler, resta planté sur la route. Sa couverture avait glissé, et il remontait consciencieusement les manches de sa veste.
— Qu’y a-t-il ? s’impatienta Childermass. Que se passe-t-il ?
— J’ai changé ! s’écria Vinculus. Regardez ! – Il retira enfin sa veste et ouvrit sa chemise. – Les mots sont différents ! Sur mes bras ! Sur ma poitrine ! Partout ! Ce n’est pas ce que je disais avant !
Malgré le froid, il entreprit de se dévêtir. Une fois de nouveau nu, il célébra sa transformation en gambadant gaiement comme un diable à peau bleue.
Childermass descendit de cheval, en proie à des sentiments d’effroi et de désespoir. Il avait réussi à arracher le livre de John Uskglass à la mort et à la destruction, et voilà qu’au moment même où celui-ci paraissait à l’abri il lui avait échappé en s’altérant !
— Nous devons trouver une auberge le plus tôt possible, déclara-t-il. Il nous faut du papier et de l’encre pour consigner exactement ce qui était écrit sur toi tantôt. Tu dois fouiller dans le moindre recoin de ta mémoire !
Vinculus le considérait comme s’il pensait qu’il avait perdu la raison.
— Pourquoi donc ? s’enquit-il.
— Parce que c’est la magie de John Uskglass ! Les pensées de John Uskglass ! La seule copie qu’on en ait jamais eue. Nous devons conserver la moindre bribe possible !
Vinculus était toujours dans le noir le plus complet.
— Pourquoi ? répéta-t-il. John Uskglass n’a pas jugé utile de conserver quoique ce soit.
— Pourquoi devais-tu brusquement changer ? Cela n’a ni rime ni raison !
— Au contraire, il y a toutes les raisons, objecta Vinculus. Avant, j’étais une Prophétie. Ce que je prédisais a fini par advenir. Il est donc tout aussi bien que j’aie changé… Sinon je serais devenu une Histoire ! une Histoire dépourvue d’intérêt !
— Alors, qu’es-tu donc maintenant ?
Vinculus haussa les épaules.
— Je suis peut-être un carnet de quittances ! peut-être un roman ! peut-être un recueil de sermons !
Extrêmement amusé par ces éventualités, il gloussa et folâtra de plus belle.
— J’ose espérer que tu es ce que tu as toujours été, un livre de magie. Mais que racontes-tu ? Vinculus, es-tu en train de me dire que tu n’as jamais appris ces lettres ?
— Je suis un livre, répliqua Vinculus, s’immobilisant au milieu de ses gambades. Je suis LE livre. La mission du livre est de porter les mots, ce que je fais. Mais c’est au lecteur de savoir leur signification.
— Le dernier lecteur est mort !
Vinculus leva de nouveau les épaules, comme si cela ne le concernait pas.
— Tu dois bien savoir quelque chose ! s’écria Childermass, devenant presque fou d’exaspération. – Il saisit le bras de Vinculus. – Et ceci ? Ce symbole pareil à un cercle cornu, barré d’un trait… Il revient sans arrêt. Que signifie-t-il ?
Vinculus dégagea son bras.
— Il signifie mardi dernier. Il signifie trois petits cochons, dont l’un porte un chapeau de paille ! Il signifie que Sally est allée danser dans l’ombre de la lune et a perdu son sac rose ! – Avec un large sourire, il agita le doigt en direction de Childermass. – Je comprends où vous voulez en venir ! Vous espérez être le prochain lecteur.
— Peut-être, reconnut Childermass. Même si je ne sais pas par où commencer. Pourtant je ne vois pas qui d’autre peut mieux prétendre à être le prochain lecteur. Quoi qu’il se passe désormais, je ne te quitterai plus des yeux. À l’avenir, Vinculus, toi et moi serons comme l’ombre et le corps.
L’humeur de Vinculus s’assombrit aussitôt. D’un air morne, il se rhabilla.
Le printemps revint en Angleterre. Les oiseaux escortaient les charrues. Le soleil réchauffait les pierres. Les pluies et les vents s’étaient radoucis et dégageaient des senteurs de terre et de végétation. Les bois se teintèrent d’un coloris si tendre, si subtil, qu’on avait peine à y voir de la couleur ; il évoquait davantage l’ idée d’une couleur, comme si les arbres poursuivaient des rêves verts ou avaient des pensées crues.
Le printemps revint en Angleterre, mais pas Strange ni Norrell. La colonne de Ténèbres recouvrait toujours l’abbaye de Hurtfew, et Norrell n’en sortait plus. Le monde spéculait sur les chances que Strange ait tué Norrell ou, vice versa, que Norrell ait tué Strange, et sur le moyen de déterminer dans quelle mesure respective chacun le méritait. Devait-on ou non aller aux renseignements ?
Toutefois, avant que quiconque ait pu arriver à une conclusion sur ces épineuses questions, les Ténèbres s’évanouirent, emportant Hurtfew avec elles. Abbaye, parc, pont et portion de rivière, tout disparut. Les routes qui conduisaient à Hurtfew ramenaient désormais à leur point de départ ou aboutissaient à de mornes coins de champs et de taillis que nul ne souhaitait explorer. La demeure de Hanover-square et les deux maisons de Strange – celle de Soho-square et sa résidence de Clun[228] – subirent le même sort mystérieux. À Londres, la seule créature au monde capable de retrouver encore la maison de Soho-square était Bullfinch, le chat de Jeremy John. En effet, Bullfinch n’avait pas remarqué que les lieux avaient changé ; il continuait à y rôder chaque fois que cela lui chantait, se faufilant entre le n°30 et le n°32, et tous ceux qui le regardaient faire convenaient que cette scène était des plus singulières[229].
Lord Liverpool et les autres ministres exprimèrent publiquement leurs vifs regrets devant la disparition de Strange et de Norrell ; en privé, ils étaient contents d’être déchargés d’un problème aussi délicat. Ni Strange ni Norrell ne s’étaient révélés aussi respectables qu’ils l’avaient été jadis. Tous les deux s’étaient adonnés, sinon à la magie noire, du moins certainement à une magie d’une coloration plus sombre qu’il ne semblait désirable ou légitime. Finalement, les ministres tournèrent leur attention vers la pléthore de nouveaux magiciens qui avaient soudain surgi. Ces néophytes, qui n’avaient presque jamais expérimenté la magie, étaient pour la plupart dépourvus d’éducation ; ils promirent toutefois de se montrer tout aussi chicaniers que Strange et Norrell, et il allait rapidement falloir trouver une réglementation. Brusquement, on estima de la dernière pertinence le projet de Mr Norrell de restauration du tribunal des Cinque Dragowni (qui avait paru si inopportun auparavant)[230].
228
Bien des années après, les habitants de Clun disaient que, par une pleine lune d’hiver, si l’on se dressait légèrement sur la pointe des pieds près d’un arbre particulier, et qu’on tendît le cou pour regarder entre les branchages d’un autre arbre, il était encore possible d’apercevoir Ashfair au loin. Sous la neige et le clair de lune, l’édifice paraissait surnaturel, perdu et solitaire. Avec le temps, cependant, les arbres poussèrent dans des sens différents et dissimulèrent Ashfair aux regards.
229
Ce phénomène n’est aucunement exceptionnel, ainsi que le montre le passage suivant, extrait du
230
Nombre des nouveaux magiciens demandèrent à Lord Liverpool et aux ministres l’autorisation d’aller trouver Strange et Norrell. Certains gentlemen se montrèrent assez avisés pour joindre à leur requête des listes d’accessoires, magiques comme de ce monde, dont ils pensaient pouvoir avoir besoin – ils espéraient que le gouvernement aurait l’amabilité de les leur fournir. L’un deux, un certain Beech de Plymouth, sollicita même le prêt des dragons Inniskilling. [Célèbre régiment, compagnon des Scots Greys dans les charges de Waterloo